Page:Gautier - Loin de Paris.djvu/229

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phases, toutes les manières de ce génie qui traversa, rayonnant, un siècle presque entier, sont représentées au musée de Madrid par des échantillons variés et splendides.

Une de ces toiles, entre autres, me retint en contemplation plus d’une heure. C’est une Salomé portant sur un plat la tête de saint Jean-Baptiste. Sous les traits de Salomé, le peintre, dit-on, a fait le portrait de sa fille. Quelle délicieuse créature, et quel dommage qu’elle soit morte depuis plus de trois cents ans, car j’en devins éperdument amoureux sur-le-champ ! Je compris tout de suite le secret de ma mélancolie et de mes désespoirs ; ils ont pour motif la cause raisonnable de n’être pas contemporain de cette charmante personne : penser qu’un être si adorable a vécu ; que des gens de ce temps-là ont peut-être baisé le bout de ces belles mains ou effleuré cette joue blonde et vermeille, cette bouche de grenade entr’ouverte, fraîche comme une fleur, savoureuse comme un fruit, c’est à faire mourir de regret et de jalousie ! Hélas ! tant de beautés ont été la proie des vers, et, sans cette pellicule de couleurs étalée sur une mince toile, ce chef-d’œuvre du Ciel serait maintenant ignoré de la terre. — Le Ciel doit bien de la reconnaissance à Titien.