Page:Gautier - Lucienne, Calmann Lévy, 1877.djvu/147

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dansé avec moi, il m’a demandé qui tu étais : « C’est mon amie intime, » lui ai-je dit. C’est sans doute pour cela qu’il est revenu m’inviter encore. Mais, cette fois, je fis crouler d’un seul coup son amour naissant : « Elle va se marier, » dis-je en parlant de toi. Il n’a pas été pour cela plus aimable avec moi ; il n’a plus dansé, voilà tout. Cela n’a pas empêché qu’il m’ait plu.

— Et… il est parti ?

— Aussitôt après le bal, au jour naissant ; le flot l’a emporté.

— Et tu penses à lui ?

— Ah ! ma chère ! toute la journée !

— Bah ! ça passera ! tes petites fantaisies s’en vont comme elles sont venues.

— Tu te trompes ! celle-ci pourrait bien durer longtemps, dit Jenny.

Elle appuya sa tête contre l’épaule de Lucienne.

— Je suis bien malheureuse, va ! soupira-t-elle.

Lucienne, tout en lui caressant les cheveux, se demandait si ce vagabondage de l’esprit, innocent aux yeux du monde, n’était pas en réalité aussi coupable que certaines fautes auxquelles l’âme ne prend aucune part.

Pour elle, il lui semblait à présent que ses pensées n’étaient pas libres, que toutes devaient appartenir à Adrien, et que les arrêter, ne fût-ce qu’un instant, sur un autre homme, serait une infidélité à son amour. Depuis le jour où elle avait aimé, elle s’était en réalité séparée de l’homme avec lequel