Page:Gautier - Lucienne, Calmann Lévy, 1877.djvu/251

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essuyé des tempêtes terribles, et je voudrais y être encore.

— Vous avez été marin, monsieur ?

— Pendant quarante ans, ma fille, et je ne me suis jamais lassé de la mer. Ses colères sont si belles, si formidables, et l’on est si petit ! pourtant on lui tient tête, on triomphe souvent. Après ces batailles avec les éléments, on se sent plus grand, plus fort.

— Oui, je comprends… dit Lucienne pensive.

— Mais, continua le vieillard en fixant sur la jeune fille un regard d’une singulière finesse, il est des luttes morales plus terribles encore ; des luttes solitaires et longues, où l’on est un contre cent. Moi, le vieil adversaire de l’orage, je soulèverais mon chapeau devant celui qui tiendrait jusqu’à la fin, sans faiblir, dans un combat semblable. Rien de plus méritoire, il me semble, que d’élever de ses mains, pour remonter lorsqu’on a failli, un calvaire qu’on doit péniblement gravir, et d’y semer soi-même les pierres qui vous blesseront, et de marcher toujours, sans défaillance, jusqu’au faîte.

Lucienne, qu’un tremblement agitait, regardait le vieillard avec une surprise mêlée de terreur.

— Voyons, dit-il, en reprenant son ton joyeusement cordial, je ne sais pas feindre ; il vaut donc mieux parler franchement. Je me moque pas mal de la pluie ! que peuvent quelques gouttes d’eau douce sur le cuir d’un vieux loup de mer comme moi ? C’était un prétexte pour entrer chez vous. Maintenant que je suis dans la place, levons le masque.