Page:Gautier - Lucienne, Calmann Lévy, 1877.djvu/293

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quelques instants, je n’avais pas pensé à tous ; quand, tout à coup, vous m’êtes apparue, souriante et me tendant les mains. Mon sang a bondi à mon cerveau ; j’ai vu des flammes ; le plancher de la chambre a oscillé sous mes pieds comme le pont d’un navire. Comment ! elle était là, sous mon toit, bien vivante, celle qui me torturait et me charmait depuis tant de jours ! je ne rêvais pas ; ce n’était plus le fantôme léger et indistinct, que j’avais maintenant devant les yeux. Et je ne comprends pas encore comment cela fut possible, comment vous êtes en ce moment même appuyée à mon bras, tandis que j’étale à vos yeux la plaie mortelle de mon âme.

Lucienne était atterrée de tout ce qu’elle entendait ; elle attachait son regard sur le jeune marin, comme si elle eût douté de sa raison.

— Quelle terrible révélation vous venez de me faire ! dit-elle lorsqu’il eut fini ; est-il possible que sans le savoir j’aie fait tant de mal ? Cette pensée me bouleverse. Comment ! tandis que j’étais dans ma petite chambre, tranquille et insouciante, quelqu’un que je ne connaissais pas souffrait à cause de moi des tortures de damné ? Mais suis-je coupable ? ajouta-t-elle rêveuse.

— Pas plus que le rayon de soleil trop brûlant qui tue un voyageur sur le chemin.

— Que la destinée est cruelle ! Pourquoi est-ce moi que vous aimez, hélas ?

— Ne maudissez pas le sort, dit Stéphane ; il y a du bonheur dans ma souffrance, et je ne voudrais