Page:Gautier - Lucienne, Calmann Lévy, 1877.djvu/333

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

suis enfermée dans un trou de province, vivant seule, misérable, appliquant toute mon intelligence à confectionner des chapeaux… pour arriver à en vendre un à ce monsieur ! C’est par trop bête ! et jamais je n’oserai avouer cela à mes anciens amis. Ah ! il est marié ! il se moquait de moi ! Ah ! il ne me trouve même pas digne d’un mot d’excuse ou d’explication ! Et moi j’attendais sur la falaise ! confiante, imbécile ! comme si je ne connaissais pas les hommes ! Folle que j’étais ! au lieu de l’entrainer, de le ruiner comme les autres, puis de le laisser là quand j’aurais eu assez de lui. Ah ! ah ! tu vois le résultat de tes belles inventions ! il ne veut pas de toi, il te repousse du pied dans l’ordure d’où tu voulais sortir. Eh bien, j’y rentrerai ! on s’y amuse au moins, et l’on peut y oublier les rêves fous d’un cerveau malade. Je ressuscite, je redeviens moi-même. Adieu les chapeaux — et la vertu !

D’un coup de pied elle envoya son carton dans le ruisseau.

Puis elle s’éloigna d’un pas rapide en chantonnant. Mais elle ne put aller bien loin ; un frisson lui courut le long du corps. Elle voyait des taches rouges danser devant ses yeux, et une soif affreuse lui brûlait la gorge. Elle s’assit à la porte d’un café, et tapant nerveusement sur une table, elle demanda un verre d’absinthe.

Le garçon le lui apporta, en la regardant d’un air étonné.

Elle avala l’absinthe d’un seul trait, et demanda