Page:Gautier - Mémoires d'un Éléphant blanc, Armand Colin et Cie, 1894.djvu/161

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ne pus résister à la tentation d’en voler quelques-uns, et je commençai ainsi à assouvir ma faim.

La nuit était tombée quand j’atteignis la route. Je me mis à la suivre, dérobant parfois un fruit ou deux aux arbres qui la bordaient.

J’y marchais depuis peu, quand mes regards furent attirés par une masse noire, au bas du talus. Je m’approchai de cette masse, et, l’observant avec soin, je m’aperçus que c’était un homme. — Était-il mort ou dormait-il seulement ? Je le flairai avec ma trompe, et je sentis la chaleur de son haleine. — C’était un vivant ! Je l’observais de plus près encore ; ses vêtements, souillés de boue et de poussière, étaient en guenilles. Ils ressemblaient à ceux d’un artisan, et pourtant, à la ceinture de l’homme, je remarquai le cordon qui distingue les brahmanes. Un brahmane en ce costume ne pouvait être de ceux qui mendient pour obéir aux préceptes ; d’ailleurs, l’odeur de son haleine, qui rappelait l’odeur de certaines liqueurs importées par les Européens, — au palais j’en avais parfois vu et flairé avec horreur dans des flacons, — témoignait qu’il ne menait pas une vie de mortification, comme le doivent les brahmanes mendiants. C’était sans doute un de ces brahmanes tombés dans la misère, dans l’âpad, comme on dit en la langue de l’Inde, et à qui la loi sainte permet dès lors de faire tous les métiers, même ceux qui, en temps ordinaire, sont le plus sévèrement interdits à leur caste.

À force de regarder ce brahmane endormi, j’en arrivai à distinguer ses traits. Il n’avait pas l’air méchant. Sans doute il m’accueillerait avec bonté, comme peut-être un don des dieux. Puis, j’avais depuis si longtemps désappris la solitude que je ne pouvais plus la supporter ; une compagnie s’offrait à moi, que vaudrait-elle ? je ne le savais pas. Mais ce brahmane, dût-il être le plus cruel des maîtres, j’aimais encore mieux vivre maltraité par lui que vivre solitaire.

Pour l’éveiller, je le frappai donc d’un léger coup de trompe. Il ouvrit ses yeux et balbutia :