Page:Gautier - Mémoires d'un Éléphant blanc, Armand Colin et Cie, 1894.djvu/165

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Notre vie était assez monotone. Quand, dans un village ou une ville, Moukounji ne trouvait plus rien à faire, nous partions et nous vagabondions jusqu’au jour où l’on nous embauchait de nouveau. Moukounji était au fond un brave homme, toujours prêt à rendre service, quand il le pouvait : la manière dont il m’avait recueilli en était bien la preuve. Il était gai, et il aimait à répéter les belles sentences qu’il avait apprises, dans sa jeunesse, à Lahore. Mais, quand il était ivre, son caractère s’aigrissait, parfois même il devenait méchant et s’emportait violemment ; il se querellait avec ses compagnons, et plusieurs fois il alla jusqu’à me battre.

Certes, je n’étais pas heureux ; quand on m’employait à de trop viles besognes, quand Moukounji me rouait de coups, je souffrais cruellement ; mais à quoi m’aurait servi la révolte ? Mon sort aurait pu être pis encore, pensais-je, et je me résignais.

Et toujours, je songeais à ma vie passée ; je me demandais ce que devenait la divine Parvati ; l’horrible prince l’aimait-il au moins ?

Était-elle heureuse ?

Se souvenait-elle de moi ?

Et je supposais, à ces questions, les réponses qui m’étaient les plus agréables. Et ces rêves adoucissaient un peu mon chagrin.

Je ne pourrais dire toutes les villes que je vis avec Moukounji, toutes les rivières que je traversai, toutes les montagnes que je parcourus. Je me rappelle, dans une ville française, Pondichéry, avoir aidé à bâtir un palais pour le gouverneur ; je servis à transporter les rails pour un chemin de fer que l’on construisait aux environs de Madras ; je fis maints autres travaux, toujours analogues pourtant, et je vécus plusieurs années cette vie errante et monotone à la fois.