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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

le fait par l’idée ; je ne le puis ; quoique la chose soit assez singulière, elle est. Il dépend de moi, jusqu’à un certain point, d’avoir une maîtresse ; mais je ne puis me forcer à croire que j’en aie une tout en l’ayant. Si je n’ai pas en moi la foi nécessaire, même pour une chose aussi évidente, il m’est aussi impossible de croire à un fait aussi simple qu’à un autre de croire à la Trinité. La foi ne s’acquiert pas, et c’est un pur don, une grâce spéciale du ciel.

Jamais personne autant que moi n’a désiré vivre de la vie des autres, et s’assimiler une autre nature ; — jamais personne n’y a moins réussi. — Quoi que je fasse, les autres hommes ne sont guère pour moi que des fantômes, et je ne sens pas leur existence ; ce n’est pourtant pas le désir de reconnaître leur vie et d’y participer qui me manque. — C’est la puissance ou le défaut de sympathie réelle pour quoi que ce soit. L’existence ou la non-existence d’une chose ou d’une personne ne m’intéresse pas assez pour que j’en sois affecté d’une manière sensible et convaincante. — La vue d’une femme ou d’un homme qui m’apparaît dans la réalité ne laisse pas sur mon âme des traces plus fortes que la vision fantastique du rêve : — il s’agite autour de moi un pâle monde d’ombres et de semblants faux ou vrais qui bourdonnent sourdement, au milieu duquel je me trouve aussi parfaitement seul que possible, car aucun n’agit sur moi en bien ou en mal, et ils me paraissent d’une nature tout à fait différente. — Si je leur parle et qu’ils me répondent quelque chose qui ait à peu près le sens commun, je suis aussi surpris que si mon chien ou mon chat prenait tout à coup la parole et se mêlait à la conversation : — le son de leur voix m’étonne toujours, et je croirais très-volontiers qu’ils ne sont que de fugitives apparences dont je suis le miroir objectif.