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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

Inférieur ou supérieur, à coup sûr je ne suis pas de leur espèce. Il y a des moments où je ne reconnais que Dieu au-dessus de moi, et d’autres où je me juge à peine l’égal du cloporte sous sa pierre ou du mollusque sur son banc de sable ; mais dans quelque situation d’esprit que je me trouve, haut ou bas, je n’ai jamais pu me persuader que les hommes étaient vraiment mes semblables. Quand on m’appelle monsieur, ou qu’en parlant de moi on dit : — Cet homme, — cela me paraît fort singulier. Mon nom même me semble un nom en l’air et qui n’est pas mon véritable nom ; cependant, si bas qu’il soit prononcé au milieu du bruit le plus fort, je me retourne subitement avec une vivacité convulsive et fébrile dont je n’ai jamais bien pu me rendre compte. — Est-ce la crainte de trouver dans cet homme qui sait mon nom et pour qui je ne suis plus la foule un antagoniste ou un ennemi ?

C’est surtout lorsque j’ai vécu avec une femme, que j’ai le mieux senti combien ma nature repoussait invinciblement toute alliance et toute mixtion. Je suis comme une goutte d’huile dans un verre d’eau. Vous aurez beau tourner et remuer, jamais l’huile ne se pourra lier avec elle ; elle se divisera en cent mille petits globules qui se réuniront et remonteront à la surface, au premier moment de calme : la goutte d’huile et le verre d’eau, voilà mon histoire. La volupté même, cette chaîne de diamant qui lie tous les êtres, ce feu dévorant qui fond les rochers et les métaux de l’âme et les fait retomber en pleurs, comme le feu matériel fait fondre le fer et le granit, toute puissante qu’elle est, n’a jamais pu me dompter ou m’attendrir. Cependant j’ai les sens très-vifs ; mais mon âme est pour mon corps une sœur ennemie, et le malheureux couple, comme tout couple possible, légal ou illégal, vit dans