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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

Théodore.

Vous le savez, Rosette, et voilà en quoi vous êtes plus heureuse que moi, car je ne le sais pas. Il s’agite en moi beaucoup de désirs vagues qui se confondent ensemble, et en enfantent d’autres qui les dévorent ensuite. Mes désirs sont une nuée d’oiseaux qui tourbillonnent et voltigent sans but ; le vôtre est un aigle qui a les yeux sur le soleil, et que le manque d’air empêche de se soulever sur ses ailes déployées. — Ah ! si je pouvais savoir ce que je veux ; si l’idée qui me poursuit se dégageait nette et précise du brouillard qui l’entoure ; si l’étoile favorable ou fatale apparaissait au fond de mon ciel ; si la lueur que je dois suivre venait à rayonner dans la nuit, feu follet perfide ou phare hospitalier ; si ma colonne de feu marchait devant moi, fût-ce à travers un désert sans manne et sans fontaines ; si je savais où je vais, dussé-je n’aboutir qu’à un précipice ! — j’aimerais mieux ces courses insensées de chasseurs maudits, par les fondrières et les halliers, que ce piétinement absurde et monotone. Vivre ainsi, c’est faire un métier pareil à celui de ces chevaux qui, les yeux bandés, tournent la roue de quelque puits, et font des milliers de lieues sans rien voir et sans changer de place. — Il y a assez longtemps que je tourne, et le seau devrait bien être remonté.

Rosette.

Vous avez avec d’Albert beaucoup de points de ressemblance, et, quand vous parlez, il me semble quelquefois que ce soit lui qui parle. — Je ne doute pas, que, lorsque vous le connaîtrez plus, vous ne vous attachiez beaucoup à lui ; vous ne pouvez manquer de vous convenir. — Il est travaillé, comme vous, de ces élans sans but ; il aime immensément sans savoir quoi, il vou-