Page:Gautier - Mademoiselle de Maupin (Charpentier 1880).djvu/192

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
186
MADEMOISELLE DE MAUPIN.

beaucoup à Rosette, et il eût même été fort aise d’en être débarrassé, — mais au moins il voulait la quitter lui-même et ne pas en être quitté, chose qui blesse toujours profondément l’orgueil d’un homme, si bien éteinte d’ailleurs que soit sa première flamme. — Théodore était si beau cavalier, qu’il était difficile de le voir survenir dans une liaison sans appréhender ce qui en effet était déjà arrivé bien des fois, c’est-à-dire que tous les yeux ne se tournassent de son côté et que les cœurs ne suivissent les yeux ; et chose singulière, quoiqu’il eût enlevé bien des femmes, aucun amant n’avait gardé ce long ressentiment que l’on a d’ordinaire pour les personnes qui vous ont supplanté. Il y avait dans toutes ses façons un charme si vainqueur, une grâce si naturelle, quelque chose de si doux et de si fier, que les hommes mêmes y étaient sensibles. D’Albert, qui était venu chez Rosette avec l’envie de parler fort sèchement à Théodore, s’il l’y rencontrait, fut tout surpris de ne pas se sentir en sa présence le moindre mouvement de colère, et de se laisser aller avec autant de facilité aux avances qu’il lui fit. — Au bout d’une demi-heure, vous eussiez dit deux amis d’enfance, et pourtant d’Albert était intimement convaincu que, si jamais Rosette devait aimer, ce serait cet homme, et il avait tout lieu d’être jaloux, pour l’avenir du moins, car pour le présent il ne supposait rien encore ; qu’eût-ce été, s’il avait vu la belle en peignoir blanc se glisser comme un papillon de nuit sur un rayon de lune dans la chambre du beau jeune homme, et n’en sortir que trois ou quatre heures après avec des précautions mystérieuses ? Il eût pu, en vérité, se croire plus malheureux qu’il ne l’était, car ce sont de ces choses que l’on ne voit guère, qu’une jolie femme amoureuse qui sort de la chambre d’un cavalier non moins joli exactement comme elle y était entrée.