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Page:Gautier - Mademoiselle de Maupin (Charpentier 1880).djvu/300

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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

la sais entièrement par cœur, et je ne puis m’imaginer que tout le monde ne soit pas aussi au courant que moi du nœud et de l’intrigue ; c’est une erreur où je tombe assez communément, de croire que, lorsque je suis ivre, toute la création est soûle et bat les murailles, et, si je savais l’hébreu, il est sûr que je demanderais en hébreu ma robe de chambre et mes pantoufles à mon domestique, et que je serais fort étonné qu’il ne me comprît pas. — Tu la liras si tu veux ; je fais comme si tu l’avais lue, et je ne touche qu’aux endroits qui se rapportent à ma situation.

Rosalinde, en se promenant dans la forêt avec sa cousine, est très-étonnée que les buissons portent, au lieu de mûres et de prunelles, des madrigaux à sa louange : fruits singuliers qui heureusement ne sont pas habitués à pousser sur des ronces ; car il vaut mieux, quand on a soif, trouver de bonnes mûres sur les branches que de méchants sonnets. Elle s’inquiète fort pour savoir qui a ainsi gâté l’écorce des jeunes arbres en y taillant son chiffre. — Célie, qui a déjà rencontré Orlando, lui dit, après s’être fait longtemps prier, que ce rimeur n’est autre que le jeune homme qui a vaincu à la lutte Charles, l’athlète du duc.

Bientôt paraît Orlando lui-même, et Rosalinde engage la conversation en lui demandant l’heure. — Certes, voilà un début de la plus extrême simplicité ; — il ne se peut rien voir au monde de plus bourgeois. — Mais n’ayez pas peur : de cette phrase banale et vulgaire vous allez voir lever sur-le-champ une moisson de concetti inattendus, toute pleine de fleurs et de comparaisons bizarres, comme de la terre la plus forte et la mieux fumée.

Après quelques lignes d’un dialogue étincelant, où chaque mot, en tombant sur la phrase, fait sauter à droite