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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

pas eu beaucoup à se débattre pour ne leur point céder. — D’ailleurs, la gaieté et l’enjouement naturel de son caractère la défendaient suffisamment contre l’amour, cette molle passion qui a tant de prise sur les rêveurs et les mélancoliques ; l’idée que son vieux Tithon avait pu lui donner de la volupté devait être assez médiocre pour ne la point jeter en de grandes tentations d’en essayer encore, et elle jouissait doucement du plaisir d’être veuve de si bonne heure et d’avoir encore tant d’années à être jolie.

Mais, à mon arrivée, tout cela changea bien. — Je crus d’abord que, si je me fusse tenue avec elle entre les bornes étroites d’une froide et exacte politesse, elle n’aurait pas fait autrement attention à moi ; mais, en vérité, je fus obligée de reconnaître par la suite qu’il n’en eût été ni plus ni moins, et que cette supposition, quoique fort modeste, était purement gratuite. — Hélas ! rien ne peut détourner l’ascendant fatal, et nul ne saurait éviter l’influence bienfaisante ou maligne de son étoile.

La destinée de Rosette était de n’aimer qu’une fois dans sa vie et d’un amour impossible ; il faut qu’elle la remplisse, et elle la remplira.

J’ai été aimée, ô Graciosa ! et c’est une douce chose, quoique je ne l’aie été que par une femme, et que, dans un amour ainsi détourné, il y eût quelque chose de pénible qui ne se doit pas trouver dans l’autre ; — oh ! une bien douce chose ! — Quand on s’éveille la nuit et qu’on se relève sur son coude, se dire : — Quelqu’un pense ou rêve à moi ; on s’occupe de ma vie ; un mouvement de mes yeux ou de ma bouche fait la joie ou la tristesse d’une autre créature ; une parole que j’ai laissée tomber au hasard est recueillie avec soin, commentée et retournée des heures entières ; je suis le