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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

les contours des objets perdaient leur précision, et une espèce de vie immobile et morte animait tous ces pâles fantômes des beautés évanouies ; je finissais par trouver que ces figures avaient une vague ressemblance avec la belle inconnue que j’adorais au fond de mon cœur ; je soupirais en pensant que celle que je devais aimer était peut-être une de celles-là, et qu’elle était morte depuis trois cents ans. Cette idée m’affectait souvent au point de me faire verser des larmes, et j’entrais contre moi en de grandes colères de n’être pas né au seizième siècle, où toutes ces belles avaient vécu. — Je trouvais que c’étaient de ma part une maladresse et une gaucherie impardonnables.

Lorsque j’avançai en âge, le doux fantôme m’obséda encore plus étroitement. Je le voyais toujours entre moi et les femmes que j’avais pour maîtresses, souriant d’un air ironique et raillant leur beauté humaine de toute la perfection de sa beauté divine. Il me faisait trouver laides des femmes réellement charmantes et faites pour rendre heureux quiconque n’aurait pas été épris de cette ombre adorable dont je ne croyais pas que le corps existât et qui n’était que le pressentiment de votre propre beauté. Ô Rosalinde ! que j’ai été malheureux à cause de vous, avant de vous connaître ! ô Théodore ! que j’ai été malheureux à cause de vous, après vous avoir connu ! — Si vous voulez, vous pouvez m’ouvrir le paradis de mes rêves. Vous êtes debout sur le seuil, comme un ange gardien enveloppé dans ses ailes, et vous en tenez la clef d’or entre vos belles mains. — Dites, Rosalinde, dites, le voulez-vous ?

Je n’attends qu’un mot de vous pour vivre ou pour mourir : — le prononcerez-vous ?

Êtes-vous Apollon chassé du ciel, ou la blanche