Page:Gautier - Spirite (Charpentier 1886).djvu/36

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

au club, à l’Opéra ; mais, sous cette apparence d’homme à la mode, il vivait d’une façon mystérieuse. Il n’avait ni ami intime, ni camarade. Dans sa maison, parfaitement tenue, nul visiteur n’avait dépassé le premier salon, et la porte qui conduisait aux autres chambres ne s’était ouverte pour personne. Comme les Turcs, il ne livrait à la vie extérieure qu’une seule chambre, où visiblement il n’habitait pas. La visite partie, il rentrait dans les profondeurs de son appartement. À quoi s’y occupait-il ? C’est ce que nul ne savait. Il y faisait parfois des retraites assez longues, et les gens qui s’apercevaient de son absence l’attribuaient à quelque mission secrète, à quelque voyage en Suède, où demeurait sa famille ; mais quelqu’un qui eût passé, à une heure avancée, par la rue peu fréquentée où restait le baron, eût pu voir briller de la lumière à sa fenêtre, et quelquefois le découvrir lui-même accoudé au balcon et le regard perdu dans les étoiles. Mais nul n’avait intérêt à épier le baron de Féroë. Il rendait au monde strictement ce qu’il lui devait, et le monde n’en demande pas davantage. Auprès des femmes, sa politesse parfaite ne dépassait pas certaines limites, même lorsqu’elle eût pu, sans risque, s’aventurer un peu plus loin. Malgré sa froideur, il ne déplaisait pas. La pureté classique de ses traits rappelait la sculpture gréco-scandinave de Thorwaldsen. « C’est un Apollon