Page:Gautier - Un trio de romans, Charpentier, 1888.djvu/373

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lorsque Jeannette lui dit de s’asseoir, tant il avait pris mal ses mesures car l’amour, qui donne de l’esprit aux filles, rend les garçons bêtes, on ne sait pourquoi.

Jeannette, le voyant tout rouge, tout pantelant, le front couvert de sueur, eut pitié de son embarras et ouvrit la conversation par une phrase banale.

« Quel hasard vous amène ici, mon cher monsieur ?

— Je passais par là, et j’ai profité de l’occasion pour vous faire une petite visite, car je ne vous ai pas vue depuis ce fameux bal…

— Ce m’est bien de l’honneur, et vous m’y voyez on ne peut plus sensible, » reprit Jeannette d’un ton froid qui contre-balançait ce que ses paroles pouvaient avoir d’honnête et d’engageant.

La conversation allait tomber de nouveau, lorsque l’infortuné droguiste, faisant un violent effort sur lui-même, reprit ainsi avec beaucoup de feu et de véhémence :

« Non, mademoiselle Jeannette, je ne passais pas par là, comme je viens de le dire tout à l’heure. Je suis bien venu tout exprès en prenant ma résolution à deux mains : je souffrais trop de ne pas vous voir.

« C’est le bal du Moulin-Rouge qui a tout fait. Vous étiez ce soir-là si jolie, si brave, si pimpante, que j’en ai eu le cœur pris tout de suite.

« Jusqu’à présent, j’avais eu des amourettes ; maintenant, c’est de l’amour tout de bon ; je le sens à la peine que j’endure ; j’en perds le manger, le boire et le dormir, encore que je voudrais si bien dormir, pour rêver de vous ; ce serait toujours cela !

« Avant de vous connaître, je passais pour un garçon entendu dans ma partie, et qui ne manquait pas d’esprit ; on citait mes quolibets de la rue de la Verrerie à la rue des Vieilles-Audriettes ; à présent, je ne mets pas le poids qu’il faut, je pèse tout de travers, je fais