Page:Gautier - Un trio de romans, Charpentier, 1888.djvu/384

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’était senti si en verve, et, pour arriver plus tôt, il avait fait dire son bréviaire par son domestique.

Pauvre abbé ! aucun pressentiment fâcheux ne l’avait averti.

À force de grâce et d’amabilité, il se flattait de supplanter, ce jour-là, le sapajou, son élève et son rival dans le cœur de Mme  de Champrosé, et Mme  de Champrosé était partie pour un pays sauvage, inabordable, affreux, pire que la Chersonèse taurique, et peuplé de Topinambous, d’Algonquins et de Hurons !… Quel coup !

Son sourire, qu’il ne pouvait fermer tout à fait, se rétrécit de moitié, ce qui était pour lui la suprême expression de la tristesse, et il se retira à pas lents, la mine défaite et l’air atterrée, laissant prendre au taffetas de son manteau des plis désespérés, et se répétant machinalement :

« Quelle barbarie insoutenable et quelle irrégularité choquante de procédé de s’en aller ainsi sans tambour ni trompette chez une tante sempiternelle, et de nous planter là, nous ses amis, ses commensaux, ses adorateurs, et les animaux de sa ménagerie intime.

À qui donc vais-je dire les petits vers impromptus que j’ai si laborieusement préparés pour elle ce matin ! Faudra-t-il les laisser rancir jusqu’à son retour ?… Ah ! sort cruel, destinée impie, que t’a fait un pauvre abbé de cour pour le persécuter de la sorte ! »

Après l’abbé vint le financier Bafogne, en carrosse surdoré, chargé de peintures et d’armoiries voyantes (car Bafogne avait acheté récemment des lettres de noblesse), encombré par derrière d’un monde de laquais, chargé par devant d’un cocher de la plus vaste corpulence.

Ce financier descendit lourdement de la somptueuse machine, vêtu avec un faste inouï : habit, veste et culotte de brocart d’or doublé de brocart d’argent,