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VOYAGE EN ESPAGNE.

mages de vieux damas, avec quelques fontaines et quelques pièces d’eau verdâtre, un jardin ennuyeux et solennel, empesé comme une Golilla et tout à fait digne du bâtiment morose qu’il accompagne.

Il y a, dit-on, mille cent dix fenêtres seulement à l’extérieur, ce qui cause un grand étonnement aux bourgeois ; je ne les ai pas comptées, aimant mieux le croire que de me livrer à un pareil travail ; mais il n’y a là rien d’improbable, car je n’ai jamais vu tant de fenêtres ensemble ; le nombre des portes est également fabuleux.

Je sortis de ce désert de granit, de cette monacale nécropole avec un sentiment de satisfaction et d’allégement extraordinaire ; il me semblait que je renaissais à la vie et que je pourrais encore être jeune et me réjouir dans la création du bon Dieu, ce dont j’avais perdu tout espoir sous ces voûtes funèbres. L’air tiède et lumineux m’enveloppait comme une moelleuse étoffe de laine fine et réchauffait mon corps glacé par cette atmosphère cadavéreuse ; j’étais délivré de ce cauchemar architectural, que je croyais ne devoir jamais finir. Je conseille aux gens qui ont la fatuité de prétendre qu’ils s’ennuient d’aller passer trois ou quatre jours à l’Escurial ; ils apprendront là ce que c’est que le véritable ennui, et ils s’amuseront tout le reste de leur vie en pensant qu’ils pourraient être à l’Escurial et qu’ils n’y sont pas.

Quand nous revînmes à Madrid, ce fut parmi les gens un étonnement heureux de nous voir encore vivants. Peu de personnes reviennent de l’Escurial ; on y meurt de consomption en deux ou trois jours, ou l’on s’y brûle la cervelle, pour peu qu’on soit Anglais. Heureusement, nous sommes de tempérament robuste, et, comme Napoléon disait du boulet qui devait l’emporter, le monument qui doit nous tuer n’est pas encore bâti. Une chose qui ne causa pas une moindre surprise, ce fut de voir que nous rapportions nos montres ; car, en Espagne, il y a toujours sur les routes des gens très curieux de savoir l’heure, et,