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VOYAGE EN ESPAGNE.

peintures d’omelettes emplumées, de merluches coriaces, d’huile rance et de pois chiches pouvant servir de balles pour les fusils, sont encore de la plus exacte vérité ; mais, par exemple, je ne sais pas où l’on trouverait aujourd’hui les belles poulardes et les oies monstrueuses des noces de Gamache.

À partir d’Illescas, le terrain devient plus accidenté, et il résulte de là une route encore plus abominable ; ce ne sont que fondrières et casse-cou. Cela n’empêche pas que l’on n’aille grand train ; les postillons espagnols sont comme les cochers morlaques, ils se soucient assez peu de ce qui se passe derrière eux, et pourvu qu’ils arrivent, ne fût-ce qu’avec le timon et les petites roues de devant, ils sont satisfaits. Cependant, nous parvînmes à notre destination sans encombre, au milieu du nuage de poudre soulevé par nos mules et les chevaux des chasseurs, et nous fîmes notre entrée dans Tolède, haletants de curiosité et de soif, par une magnifique porte arabe, à l’arc élégamment évasé, aux piliers de granit surmontés de boules, et chamarrés de versets de l’Alcoran. Cette porte s’appelle la puerta del Sol ; elle est rousse, cuite et confite de ton, comme une orange de Portugal, et se profile admirablement sur la limpidité d’un ciel de lapis-lazuli. Dans nos climats brumeux, l’on ne peut réellement pas se faire une idée de cette violence de couleur et de cette âpreté de contour, et les peintures qu’on en rapportera sembleront toujours exagérées.

Après avoir passé la puerta del Sol, l’on se trouve sur une espèce de terrasse d’où l’on jouit d’une vue fort étendue ; l’on découvre la Vega pommelée et zébrée d’arbres et de cultures qui doivent leur fraîcheur au système d’irrigation introduit par les Mores. Le Tage, traversé par le pont Saint-Martin et le pont d’Alcantara, roule avec rapidité ses flots jaunâtres, et entoure presque entièrement la ville dans un de ses replis. Au bas de la terrasse papillotent aux yeux les toits bruns et luisants des maisons, et