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VOYAGE EN ESPAGNE.

mais à la fin, don Ruiz eut l’avantage et sortit vainqueur de la lice, aux cris d’allégresse des Tolédans, qui, pleurant de joie et jetant leurs bonnets en l’air, s’en furent aux églises s’agenouiller et rendre grâces à Dieu. Le roi, la reine et la cour furent très contrariés de ce triomphe. S’avisant un peu tard que c’était une chose impie, téméraire et cruelle, de faire résoudre une question théologique par un combat sanglant, ils prétendirent qu’on ne devait s’en rapporter qu’à un miracle et proposèrent une nouvelle épreuve, que les Tolédans, confiants dans l’excellence de leur rituel, voulurent bien accepter. L’épreuve consistait, après un jeûne général et des prières dans toutes les églises, à mettre sur un bûcher allumé un exemplaire de l’office romain et un autre de l’office tolédan ; celui qui resterait dans la flamme sans se brûler serait réputé le meilleur et le plus agréable à Dieu.

La chose fut exécutée de point en point. On dressa un bûcher de bois sec et bien flambant sur la place Zocodover, qui, depuis qu’elle est place, ne vit jamais une telle affluence de spectateurs ; l’on jeta les deux bréviaires dans le feu, chaque parti levant les yeux et les bras au ciel, et priant Dieu pour la liturgie dans laquelle il préférait le servir. Le rituel romain fut rejeté, les feuilles éparses, par la violence du feu, et sortit de l’épreuve intact, mais un peu roussi. Le tolédan resta majestueusement au milieu de la flamme, à l’endroit où il était tombé, sans bouger et sans ressentir aucun dommage. Quelques Mozarabes enthousiastes prétendent même que le missel romain fut entièrement consumé. Le roi, la reine et le légat Richard furent médiocrement satisfaits, mais il n’y avait pas moyen de revenir là-dessus. Le rite mozarabe fut donc conservé et suivi avec ardeur pendant de longues années par les Mozarabes, leurs fils et leurs petits-fils ; mais à la fin, l’intelligence du texte se perdit, et il ne se trouva plus personne en état de dire ou d’entendre l’office, objet de si vives contestations. Don Francisco Ximenès, archevêque