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VOYAGE EN ESPAGNE.

style charmant, et semble, à part quelques mutilations violentes, avoir été achevée hier. L’art gothique n’a rien produit de plus suave, de plus élégant ni de plus fin. Tout autour circule une tribune découpée à jour et fenestrée comme une truelle à poisson, qui suspend ses balcons aventureux aux faisceaux des piliers dont elle suit exactement les retraits et les saillies ; des rinceaux gigantesques, des aigles, des chimères, des animaux héraldiques, des blasons, des banderoles et des inscriptions emblématiques dans le genre de celles du cloître complètent la décoration. Le chœur placé en face du retablo, à l’autre bout de l’église, est supporté par un arc surbaissé d’un bel effet et d’une grande hardiesse.

L’autel, qui sans doute était un chef-d’œuvre de sculpture et de peinture, a été impitoyablement renversé. Ces dévastations inutiles attristent l’âme et font douter de l’intelligence humaine : en quoi les anciennes pierres gênent-elles les idées nouvelles ? Ne peut-on faire une révolution sans démolir le passé ? Il nous semble que la constitución n’aurait rien perdu à ce qu’on laissât debout l’église de Ferdinand et d’Isabelle la Catholique, cette noble reine qui crut le génie sur parole et dota l’univers d’un nouveau monde.

Nous risquant sur un escalier à moitié rompu, nous pénétrâmes dans l’intérieur du couvent : le réfectoire est assez vaste et n’a rien de particulier qu’une effroyable peinture placée au-dessus de la porte ; elle représente, rendu encore plus hideux par la couche de crasse et de poussière qui le recouvre, un cadavre en proie à la décomposition, avec tous ces horribles détails si complaisamment traités par les pinceaux espagnols. Une inscription symbolique et funèbre, une de ces menaçantes sentences bibliques qui donnent au néant humain de si terribles avertissements, est écrite au bas de ce tableau sépulcral, singulièrement choisi pour un réfectoire. Je ne sais pas si toutes les histoires sur les goinfreries des moines sont vraies ;