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VOYAGE EN ESPAGNE.

marient très-heureusement aux aspérités du terrain ; il est souvent difficile de dire où finit le rocher, où commence le rempart ; chaque civilisation a mis la main au travail ; ce pan de mur est romain, cette tour est gothique, et ces créneaux sont arabes. Toute cette portion qui s’étend de la porte Cambron à la puerta Visagra (via sacra), où aboutissait probablement la voie romaine, a été bâtie par le roi goth Wamba. Chacune de ces pierres a son histoire, et si nous voulions tout raconter, il nous faudrait un volume au lieu d’un article ; mais ce qui ne sort pas de nos attributions de voyageur, c’est de redire encore une fois la noble figure que fait à l’horizon Tolède assise sur son trône de rocher, avec sa ceinture de tours et son diadème d’églises : on ne saurait imaginer un profil plus ferme et plus sévère revêtu d’une couleur plus riche, et où la physionomie du moyen âge soit plus fidèlement conservée. Je restai plus d’une heure en contemplation, tâchant de rassasier mes yeux, et de graver au fond de ma mémoire la silhouette de cette admirable perspective : la nuit vint trop tôt, hélas ! et nous allâmes nous coucher, car nous devions partir à une heure du matin pour éviter les trop grandes chaleurs. À minuit, en effet, notre calesero arriva ponctuellement, et nous grimpâmes tout endormis, et dans un état de somnambulisme prononcé, sur les maigres coussins de notre carriole. Les cahots épouvantables causés par le pavé chausse-trappe de Tolède nous eurent bientôt assez réveillés pour jouir de l’aspect fantastique de notre caravane nocturne. La voiture aux grandes roues écarlates, au coffre extravagant, semblait, tant les murailles étaient rapprochées, fendre, pour passer, des flots de maisons qui se refermaient derrière elle ! Un sereno aux jambes nues, avec le caleçon flottant et le mouchoir bariolé des Valenciens, marchait devant nous, portant au bout de sa lance une lanterne dont les vacillantes lueurs produisaient toutes sortes de jeux d’ombre et de lumière que Rembrandt n’eût pas dédaigné de placer dans quelques-unes de ses belles