Page:Gautier - Voyage en Espagne.djvu/215

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
209
VOYAGE EN ESPAGNE.

achètent des habits espagnols », me dit-il en achevant de me prendre mesure.

Ce señor Zapata était pour ses habits un peu comme Cardillac pour ses bijoux. Cela le chagrinait beaucoup de les livrer à ses pratiques. Quand il vint m’essayer mon costume, il fut tellement ébloui par l’éclat du pot à fleurs qu’il avait brodé au milieu du dos sur le fond brun du drap, qu’il entra dans une joie folle et se mit à faire toutes sortes d’extravagances. Puis tout à coup, l’idée de laisser ce chef-d’œuvre entre mes mains vint traverser son hilarité et l’assombrit soudainement. Sous je ne sais quel prétexte de correction à faire, il enveloppa la veste dans son foulard, la remit à son apprenti, car un tailleur espagnol se croirait déshonoré s’il portait lui-même son paquet, et se sauva comme si tous les diables l’emportaient en me lançant un regard ironique et farouche. Le lendemain, il revint tout seul, et, tirant d’une bourse de cuir l’argent que je lui avais donné, il me dit que cela lui faisait trop de peine de se séparer de sa veste, et qu’il aimait mieux me rendre mes duros. Ce ne fut que sur l’observation que je lui fis que ce costume donnerait une haute idée de son talent et le mettrait en réputation à Paris, qu’il consentit à s’en dessaisir.

Les femmes ont eu le bon goût de ne pas quitter la mantille, la plus délicieuse coiffure qui puisse encadrer un visage d’Espagnole ; elles vont par les rues et à la promenade en cheveux, un œillet rouge à chaque tempe, groupées dans leurs dentelles noires, et filent le long des murs en manégeant de l’éventail avec une grâce, une prestesse incomparables. Un chapeau de femme est une rareté à Grenade. Les élégantes ont bien dans leur arrière-carton quelque machine jonquille ou ponceau qu’elles réservent pour les occasions suprêmes ; mais ces occasions, grâce à Dieu, sont fort rares, et les horribles chapeaux ne voient le jour qu’à la fête de la reine ou aux séances solennelles du lycée. Puissent nos modes ne jamais faire invasion dans