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VOYAGE EN ESPAGNE.

et sublime, je me mis à griffonner sur mon carnet quelques vers, sinon bien tournés, ayant du moins le mérite d’être les seuls alexandrins composés à une pareille élévation. Mes strophes terminées, je fabriquai pour notre dessert d’excellents sorbets avec de la neige, du sucre, du citron et de l’eau-de-vie. Notre campement était assez pittoresque ; les selles de nos chevaux nous servaient de sièges, nos manteaux de tapis, un grand tas de neige nous abritait contre le vent. Au centre brillait un feu de genêts que nous alimentions en y jetant de temps à autre une branche qui se tordait et sifflait en dardant sa sève en jets de toutes couleurs. Par-dessus nous, les chevaux étendaient leur tête maigre, à l’œil doux et morne, et attrapaient quelques bouffées de chaleur.

La nuit approchait à grands pas. Les montagnes les moins élevées s’étaient d’abord successivement éteintes, et, comme un pêcheur qui fuit devant la marée montante, la lumière sautillait de cime en cime en rétrogradant vers les plus hautes pour échapper à l’ombre qui venait du fond des vallées, noyant tout de ses lames bleuâtres. Le dernier rayon qui s’arrêta sur le pic du Mulhacen hésita un instant ; puis, ouvrant ses ailes d’or, s’envola comme un oiseau de flamme dans les profondeurs du ciel et disparut. L’obscurité était complète, et la réverbération agrandie de notre foyer envoyait danser des ombres grimaçantes sur les parois des rochers. Eugène et l’Allemand ne reparaissaient pas, et je commençais à m’inquiéter : ils pouvaient être tombés dans un précipice, engloutis dans un tas de neige. Romero et Louis me demandaient déjà de leur signer une attestation comme quoi ils n’avaient ni égorgé ni volé ces deux honnêtes gentilshommes, et que, s’ils étaient morts, c’était leur faute.

En attendant, nous nous rompions la poitrine à pousser les hurlements les plus aigus et les plus sauvages pour leur indiquer la direction de notre wigwam, au cas qu’ils n’en pussent apercevoir la flamme. Enfin un coup de fusil,