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VOYAGE EN ESPAGNE.

l’abandon et le silence. La salle était presque vide, quelques rares spectateurs diapraient çà et là les banquettes désertes. L’on donnait cependant Les Amants de Teruel, drame de Juan-Eugenio Hartzembusch, l’une des plus remarquables productions de l’école moderne espagnole. C’est une touchante et poétique histoire d’amants qui se gardent une invincible fidélité à travers mille séductions et mille obstacles : ce sujet, malgré des efforts souvent heureux de la part de l’auteur pour varier une situation toujours la même, paraîtrait trop simple à des spectateurs français ; les morceaux de passion sont traités avec beaucoup de chaleur et d’entraînement, quoique déparés quelquefois par une certaine exagération mélodramatique à laquelle l’auteur s’abandonne trop aisément. L’amour de la sultane de Valence pour l’amant d’Isabel, Juan-Diego-Martinez Garcès de Marsilla, qu’elle fait apporter dans le harem, endormi par un narcotique, la vengeance de cette même sultane lorsqu’elle se voit méprisée, les lettres coupables de la mère d’Isabel trouvées par Rodrigue d’Azagra, qui s’en fait un moyen pour épouser la fille et menace de les montrer au mari trompé, sont des ressorts un peu forcés, mais qui amènent des scènes touchantes et dramatiques. La pièce est écrite en prose et en vers. Autant qu’un étranger peut juger du style d’une langue qu’il ne sait jamais dans toutes ses finesses, les vers d’Hartzembusch m’ont paru supérieurs à sa prose. Ils sont libres, francs, animés, variés de coupe, assez sobres de ces amplifications poétiques auxquelles la facilité de leur prosodie entraîne trop souvent les Méridionaux. Son dialogue en prose semble imité des mélodrames modernes français et pèche par la lourdeur et l’emphase. Les Amants de Teruel, avec tous leurs défauts, sont une œuvre littéraire et bien supérieure à ces traductions arrangées ou dérangées de nos pièces du boulevard qui inondent aujourd’hui les théâtres de la Péninsule. On y sent l’étude des anciennes romances et des maîtres de la scène espagnole, et il serait à désirer que