Page:Gautier - Voyage en Espagne.djvu/357

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
351
VOYAGE EN ESPAGNE.

conduit dans une embuscade. On ne sait, le danger est partout et nulle part. De temps en temps, la police fait assassiner par ses agents les plus dangereux et les plus connus de ces misérables dans des querelles de cabaret, provoquées à dessein, et cette justice, bien qu’un peu sommaire et barbare, est la seule praticable, vu l’absence de preuves et de témoins, et la difficulté de s’emparer des coupables dans un pays où il faudrait une armée pour arrêter chaque homme, et où la contre-police est faite avec tant d’intelligence et de passion par un peuple qui n’a guère sur le tien et le mien des idées plus avancées que les bédouins d’Afrique. Cependant, ici, comme partout ailleurs, les brigands annoncés ne se montrèrent pas, et nous arrivâmes sans encombre à Jérès.

Jérès, comme toutes les petites villes andalouses, est blanchie à la chaux des pieds à la tête, et n’a rien de remarquable en fait d’architecture que ses bodegas, ou magasins de vins, immenses celliers aux grands toits de tuiles, aux longues murailles blanches privées de fenêtres. La personne à qui nous étions recommandés était absente, mais la lettre fit son effet, et l’on nous conduisit immédiatement à la cave. Jamais plus glorieux spectacle ne s’offrit aux yeux d’un ivrogne ; on marchait dans des allées de tonneaux disposés sur quatre ou cinq rangs de hauteur. Il nous fallut goûter de tout cela, au moins les principales espèces, et il y a infiniment de principales espèces. Nous suivîmes toute la gamme, depuis le jérès de quatre-vingts ans, foncé, épais, ayant le goût de muscat et la teinte étrange du vin vert de Béziers, jusqu’au jérès sec couleur de paille claire, sentant la pierre à fusil et se rapprochant du sauterne. Entre ces deux notes extrêmes, il y a tout un registre de vins intermédiaires, avec des tons d’or, de topaze brûlée, d’écorce d’orange, et une variété de goût extrême. Seulement, ils sont tous plus ou moins mélangés d’eau-de-vie, surtout ceux que l’on destine à l’Angleterre, où l’on ne les trouverait pas assez forts sans cela ; car,