Page:Gautier - Voyage en Espagne.djvu/44

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
38
VOYAGE EN ESPAGNE.

l’art gothique, plus touffue et plus compliquée qu’une forêt vierge du Brésil. L’on nous pardonnera, à nous qui n’avons pu écrire qu’une simple lettre griffonnée à la hâte et de mémoire sur le coin d’une table de posada, quelques omissions et quelques négligences.

Au premier pas que l’on fait dans l’église, on est arrêté au collet par un chef-d’œuvre incomparable : c’est la porte en bois sculpté qui donne sur le cloître. Elle représente, entre autres bas-reliefs, l’entrée de Notre-Seigneur à Jérusalem ; les jambages et les portants sont chargés de figurines délicieuses, de la tournure la plus élégante et d’une telle finesse, que l’on ne peut comprendre qu’une telle matière inerte et sans transparence comme le bois se soit prêtée à une fantaisie si capricieuse et si spirituelle. C’est assurément la plus belle porte du monde après celle du baptistère de Florence, par Ghiberti, que Michel-Ange, qui s’y connaissait, trouvait digne d’être la porte du paradis. Il faudrait mouler cette admirable page et la couler en bronze, pour lui assurer l’éternité dont peuvent disposer les hommes.

Le chœur, où sont les stalles, qu’on appelle silleria, est fermé par des grilles en fer repoussé d’un travail inconcevable ; le pavé est couvert, comme c’est l’usage en Espagne, d’immenses nattes de sparteries, et chaque stalle a en outre son tapis d’herbe sèche ou de jonc. En levant la tête, on aperçoit une espèce de dôme formé par l’intérieur de la tour dont nous avons déjà parlé ; c’est un gouffre de sculptures, d’arabesques, de statues, de colonnettes, de nervures, de lancettes, de pendentifs à vous donner le vertige. On regarderait deux ans qu’on n’aurait pas tout vu. C’est touffu comme un chou, fenestré comme une truelle à poisson ; c’est gigantesque comme une pyramide et délicat comme une boucle d’oreille de femme, et l’on ne peut comprendre qu’un semblable filigrane puisse se soutenir en l’air depuis des siècles ! Quels hommes étaient-ce donc que ceux qui exécutaient ces merveilleuses construc-