Page:Gautier Parfait - La Juive de Constantine.djvu/18

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Léa. Je ne suis pas préparée à cette séparation.

Nathan. Le mari qui t’est destiné habite Constantine ; nous pourrons avoir de fréquents rapports… Que cette piété filiale ne t’arrête donc pas.

Léa. Mais je connais à peine ce Ben Rabbi…

Nathan. Ainsi, tu refuses ?

Léa. Non, mon père… mais…

Nathan, éclatant. Assez !… assez de mensonges et de fourberies !… Tu ne veux pas de Ben Babbi, parce que tu en aimes un autre !

Léa. Mon père… je vous promets…

Nathan. Pas de parjure !… Oserais-tu démentir ces lettres accusatrices ?…

Léa. Dieu !… qui les a trouvées ?

Nathan. Ah ! tu les reconnais donc !… Diras-tu maintenant que tu n’aimes pas ce Français, que tu ne t’es pas donnée à lui, malheureuse ?

Léa. Eh bien ! oui, je l’aime… ne me foudroyez pas sous votre courroux… je l’aime de toute mon âme !… Longtemps j’ai combattu cet amour ; mais il a été plus fort que ma raison, plus fort que mon courage ! Pourtant, je vous le jure, je n’ai pas oublié mes devoirs.

Nathan. Puis-je te croire, quand tu m’as si indignement trompé ?

Léa. Je vous ai donné le droit de douter de mes paroles, c’est vrai… Mais, par la mémoire de ma mère, je vous le répète, je suis encore digne de vous !

Nathan. Prouve-le donc en consentant à prendre, dès demain, l’époux que je t’ai choisi.

Léa. Ah ! mon père, ne m’y forcez pas… ce mariage…

Nathan. Eh bien ?

Léa, hésitant. Ce mariage…

Nathan. Parle donc…

Léa. Il est maintenant impossible !

Nathan. Impossible ?… Tu vois bien que tu mentais !… (Après un silence.) Allons… à genoux… (Prenant le rouleau de parchemin suspendu près de la porte d’entrée.) Le livre de la loi… Pour qu’il garde sa place au seuil de cette maison, il faut qu’elle soit purifiée !… (Revenant vers Léa, et lisant d’une voix émue.[1]) « La fille coupable qui aura livré son âme et son corps à un Nazaréen ou à un Infidèle, sera chassée par ses proches, reniée par sa tribu, et regardée comme morte… On procédera, dans le temple, à ses funérailles, et vivante, elle aura nom inscrit sur la pierre du tombeau… »

Léa. Grâce ! grâce, mon père !… Ne m’infligez pas ce châtiment terrible… je ne l’ai pas mérité !… je pourrais franchir sans peur et sans remords le seuil de la chambre nuptiale !…

Nathan. Oses-tu bien le redire !… Ne t’es-tu pas condamnée toi-même en refusant d’accepter un mari de ma main ? N’as-tu pas crié, la rougeur sur le front : C’est impossible ?…

Léa. Oui, mon père ! mais non parce que j’aime Maurice, non parce que je me suis donnée à lui…

Nathan. Pourquoi donc alors ?

Léa, se relevant. Je suis Chrétienne.

Nathan, reculant. Chrétienne ! l’ai-je bien entendu ?… Oh ! non, cela n’est pas, cela ne peut pas être !…

Léa. J’ai dit la vérité.

Nathan. Je ne te crois pas ! tu es folle !… on ne saurait se donner à un dieu dont on ignore la loi… Pour consommer l’abjuration, il faut un acte solennel… tu es coupable par la pensée, voilà tout, n’est-ce pas ?

Léa. Non… Pendant les longues heures où Maurice, recueilli dans cette maison, se débattait entre la vie et la mort, le saint vieillard, le vénérable prêtre qui le veillait avec moi m’a instruite dans la religion du Christ et a versé sur mon front l’eau du baptême.

Nathan. Et ces murailles ne s’écroulent pas sur toi ! et je ne t’ai pas déjà tuée, à défaut de la foudre !… Oh ! ma race déshonorée en elle ! une telle apostasie, un tel scandale dans ma propre famille !… C’est un arrêt de mon que tu as prononcé, misérable ! Il faut que l’un de nous deux périsse, il le faut ! (Tirant son poignard de sa ceinture.) Ce sera moi… ! je ne puis survivre à tant de honte !…

Léa, lui arrêtant le bras. Ah ! frappez, moi plutôt… mon père ! mon père ! je suis seule coupable !

Nathan, à lui-même. La frapper… le devoir me l’ordonne… et pourtant, c’est mon enfant, c’est ma fille !…

Léa. Qui vous retient ? Frappez ! frappez ! vous dis-je !… Puisque je dois renoncer à Maurice, je renonce à la vie, je veux mourir !

Nathan. Eh bien, donc, malheureuse ! viens, viens ! car je suis le rabbin Nathan, l’exécuteur de la loi !

Il entraîne Léa dans sa chambre ; la nuit est venue.

Léa, en sortant. Ô ma mère ! ma mère !




Scène VIII.


BETHSABÉE, Serviteurs, accourant avec des flambeaux, KADIDJA, paraissant à la porte du fond ; puis NATHAN.


Bethsabée, entrant. mon Dieu ! qu’est-il arrivé ? un grand malheur sans doute… (Appelant.) Abdallah ! Yacoub ! Hassan ! au

  1. Léa, Nathan.