Page:Gibbon - Histoire de la décadence et de la chute de l'Empire romain, traduction Guizot, tome 10.djvu/85

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damnation éternelle. Il ne faut pas s’étonner que c’est par la crainte que la superstition agit le plus puissamment sur l’esprit de l’homme, puisque l’imagination peint avec plus d’énergie la misère que le bonheur de la vie future. Sans autre moyen que le feu et l’obscurité, on nous compose l’image d’une souffrance que l’idée de l’éternité peut aggraver à l’infini ; mais cette même idée d’éternité produit un effet contraire lorsqu’il s’agit de la durée du plaisir ; et nos jouissances ne viennent trop souvent que de la cessation de la douleur, ou de la comparaison de notre état avec une situation plus malheureuse. Il est assez naturel qu’un prophète arabe décrive avec ravissement les bocages, les fontaines et les rivières du paradis : mais au lieu de donner aux bienheureux le noble goût de l’harmonie, de la science, de l’amitié et du commerce de l’esprit, il place puérilement leur bonheur dans l’éclat des perles et des diamans, des robes de soie, des palais de marbre, de la vaisselle d’or, des vins exquis, des friandises recherchées, d’une suite nombreuse, et de tout cet appareil de luxe et de sensualité qui devient insipide à son possesseur, même dans le court espace assigné à notre vie mortelle. Le dernier des croyans aura pour son usage soixante-douze houris ou filles aux yeux noirs, douées d’une beauté éclatante, de toute la fraîcheur de la jeunesse, d’une pureté virginale et d’une sensibilité exquise ; l’instant du plaisir se prolongera durant des milliers d’années, et des facultés centuplées rendront les bienheureux dignes de leur félicité.