Page:Gide - L’Immoraliste.djvu/156

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prix qu’il avait rapportées du Népal et qu’il achevait, disait-il, de salir avant de les offrir à un musée. Ma hâte à le rejoindre avait été si grande que je le surpris encore à table quand j’entrai ; et comme je m’excusais de troubler son repas :

– Mais, me dit-il, je n’ai pas l’intention de l’interrompre et compte bien que vous me le laisserez achever. Si vous étiez venu dîner, je vous aurais offert du Chiraz, de ce vin que chantait Hafiz, mais il est trop tard à présent ; il faut être à jeun pour le boire ; prendrez-vous du moins des liqueurs ?

J’acceptai, pensant qu’il en prendrait aussi ; puis, voyant qu’on n’apportait qu’un verre, je m’étonnai :

– Excusez-moi, dit-il, mais je n’en bois presque jamais.

– Craindriez-vous de vous griser ?

– Oh ! répondit-il, au contraire ! Mais je tiens la sobriété pour une plus puissante ivresse ; j’y garde ma lucidité.

– Et vous versez à boire aux autres…