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L'IMMORALISTE

moi chaque beau sentiment. Au demeurant, j’ignorais mes amis, comme je m’ignorais moi-même. — Pas un instant ne me survint l’idée que j’eusse pu mener une existence différente ni qu’on pût vivre différemment.

A mon père et à moi des choses simples suffisaient ; nous dépensions si peu tous deux, que j’atteignis mes vingt-cinq ans sans savoir que nous étions riches. J’imaginais, sans y songer souvent, que nous avions seulement de quoi vivre ; et j’avais pris, près de mon père, des habitudes d’économie telles que je fus presque gêné quand je compris que nous possédions beaucoup plus. J’étais à ce point distrait de ces choses, que ce ne fut même pas après le décès de mon père, dont j’étais unique héritier, que je pris conscience un peu plus nette de ma fortune, mais seulement lors du contrat de mon mariage, et pour m’apercevoir du même coup que Marceline ne m’apportait presque rien.

Une autre chose que j’ignorais, plus im-