Page:Gillet - Histoire artistique des ordres mendiants.djvu/323

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

enivrants de la poésie moderne[1]. Et avec quel génie le bon moine développe l’admirable sujet ! Au milieu de la traversée, les nymphes batelières se prennent à chanter. Ecoutez encore ce passage :

Lors notre chiourme (les six Nymphes) commencèrent une chanson d’une voix totalement différente à l’humaine. Premièrement à deux, puis à trois, puis à quatre et finalement à six, en musique proportionnée, avec les faibles prolations d’amour, pauses et soupirs de bonne grâce, accompagnés de passages roulés par leur gorge de rossignols, accordantes aux instruments, qui étaient deux luths, deux violes et deux harpes, si mélodieusement résonnantes que c’était assez pour faire oublier toutes les passions et nécessités auxquelles la nature encline les humains. Ces belles chantaient les qualités d’amour, les joyeuses desrobées de Cupido, les savoureux fruits d’Hymeneus, l’abondance de Cérès, et les amoureux baisers de Bacchus composés en belle rythme. Je ne crois pas que le chant par lequel Orpheus délivra des Enfers Eurydice, sa femme, fût à beaucoup près aussi harmonieux que celui-là, ni même celui de Mercure, quand il endormit en chantant Argus le grand vacher. Vous eussiez vu couler ainsi qu’à travers un cristal plusieurs accents divins tout au long de leurs gorges, qui paraissaient d’albâtre lavé de cramoisy[2].

Est-ce que je me trompe ? Ou est-ce qu’on trouverait beaucoup de pages plus gracieuses ? d’une sensibilité plus inventive et plus artiste ? Ni Arioste, ni Sannazar, ni Giorgione, ni Titien, n’ont rien de plus délicat ou de plus enchanteur[3]. Moins belle assurément arrive sur sa

  1. Déjà Le Sueur avait exécuté des cartons de tapisseries sur des sujets empruntés au Songe de Poliphile. L’un d’eux, Poliphile présenté par les nymphes à Eleuthérilide, a été gravé par Bouillard, et se trouve au musée de Rouen. C’est le seul de ces huit tableaux qui se soit conservé. Cf. Dussieux, Nouvelles recherches sur… Eustache Le Sueur, 1852, p. 4 et 65 ; Mémoires inédits des membres de l’Académie royale de peinture, 1854, t. I, p. 159 ; Ephrussi, loc. cit., p. 81.
  2. Trad. Jean Martin, f° 104 v°.
  3. Je ne résiste pas au plaisir de citer encore ce merveilleux « camée » :