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Le vivant et le mort se confondent, remplissent la pièce à eux deux.

Le visage aux grands traits de pierre élargi par sa forte corpulence, brève, impérieuse, droite dans son fauteuil, l’aïeule nous attend, sans sourire. Elle est là, durcie dans son immense douleur, distraite, froide, implacable…

Elle se montre correcte pour le compatriote de sa belle-fille esseulée, en quelques phrases immobiles, dont elle a le secret. Et, s’excusant de ne pas accepter son bras, elle gagne pesamment, portée sur ses deux cannes d’ébène, la salle à manger somptueuse, où nous prîmes tant de silencieux repas.

Entre les valets figés, sous l’éclat solaire du réflecteur, la nappe et l’argenterie font une masse lumineuse et violente. Mais, dans le grand fauteuil vide où jadis le jeune maître faisait face à sa mère, et que nul depuis ne peut occuper, dans l’ombre des murailles où dansent fantastiquement les personnages des tapisseries, dans l’air lourd de la grande salle close, une présence invisible règne : le mort est là. Sa mère, d’autorité, l’y maintient ; ses habitudes, ses goûts sont gardés intacts ; dédaigneuse de ce qui l’entoure, elle communie majestueusement avec lui ; elle respecte son silence de spectre. Je retrouve la quotidienne et lugubre atmosphère de tombeau…