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III

Oh ! les mots affreux, les mots cruels, les mots fouilleurs de tombes, les mots légers, évocateurs redoutables du passé engourdi… Colette est partie, mais les mots restent, me font cortège, dressent autour de moi leurs fantômes obsédants : Jean, la tête dans les mains, et les yeux de Jean, les yeux tout noirs, envahis de leurs prunelles élargies… la voix de Jean, arrachée par effort à ses dents serrées… Jean en pleine crise, se débattant dans la souffrance… Jean, dans l’affolement premier de la passion… Toute l’histoire de notre amour que ces mots oisifs déroulent, et qui me font mal… qui me font mal, mon Dieu…

Comme toujours, notre amour a commencé dans la joie : non avoué, non reconnu, il naissait libre, glorieux, colorant tous nos actes, rehaussant merveilleusement la vulgarité des journalières routines.

Le commencement. La première fois que j’ai vu Jean. Une fête banale, un bal où se montraient mes vingt-cinq ans très fêtés d’orpheline, un peu blasés et nonchalants, mais souriants, amusés du vide de leurs pensées et de leurs désirs. J’étais contente ; ennuyée et contente. L’assiduité