Page:Gilson - Celles qui sont restées, 1919.djvu/154

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l’émotion effroyable de son être, c’est moi qui en suis cause… Je n’en ai pas de joie, je n’ai qu’un horrible effarement… Jean me regarde : ses yeux clairs sont devenus des yeux brûlants de loup.

Il tremble.

— Vous ! c’est vous !

Je sens les tremblements de Jean. Nous sommes restés arrêtés presqu’au seuil de la porte. Je cherche, forcenée, les mots que je venais dire, je veux les jeter, m’en débarrasser, pour qu’il en soit fini, que je ne puisse plus les reprendre, me reprendre, comme m’en vient l’envie désordonnée. Et gauchement, de ce seuil inharmonieux, je cherche à jeter bas, d’une secousse, mon fardeau.

— Je suis venue… je suis venue…

Jean, cette fois, m’entraîne ; il a senti mes mains trempées, il m’assied dans le beau fauteuil rougeoyant près des flammes, il me dégante de ses mains frémissantes. Mais je ne me réchauffe pas. Je ne me calme pas. Je retire mes mains : je n’ai jamais donné mes mains… pourquoi me les a-t-il prises ? Pourquoi suis-je venue chez cet homme, cet homme qui a des yeux et des mains d’homme… Je me retire, sauvage, prête à l’écraser de ma hauteur orgueilleuse de vierge intangible, cet étranger qui ose me toucher. Je voudrais crier