Page:Gilson - Celles qui sont restées, 1919.djvu/176

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fixe, le jeune soldat, un poméranien, s’isole, farouche. Un souci, une mélancolie l’écrasent. Il ne mange pas. Il a des yeux de fille, des mains douces. Il rêve. Quand je m’assieds près du lit, il tourne vers moi un regard aigu, effrayé, puis s’absorbe à nouveau dans le vague. Rien ne le tire de sa méditation. Le soir, l’oppression grandit. Et la nuit, il reste éveillé, les yeux ouverts.

Quelqu’un dit :

— Il faudrait l’aumônier.

Alors, il entend, il remue ses mains, fait le geste de chasser.

— Pas l’aumônier… Pas l’aumônier…

Une nuit que je suis de garde, il m’appelle, silencieux, de sa main fine.

— J’ai un bruit dans les oreilles. Ôtez-le. On crie.

Comme je me penche pour frictionner ses tempes, il dit en haletant :

— Faites attention. Ne venez pas trop près. J’ai tué l’autre comme cela !

Je lotionne son front, le calmant de mon mieux, croyant à un délire léger. Alors, d’un bond de bête, ses mains tombent sur mes poignets, et il me crie dans la figure d’une voix d’ivresse, d’une voix râlante de volupté :

— Je l’ai coupée de haut en bas. Le sang