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ÉTUDES SUR LA POÉSIE GRECQUE

notre pitié, à nous, n’en est que plus profonde, et c’est précisément ce que désire le poète, car cette scène lyrique entre Antigone et le chœur est conçue tout entière en vue de ce sentiment. Elle tient la place du commos de la tragédie primitive, cette grande lamentation destinée à faire naître une de ses deux émotions essentielles, la pitié. Ces premiers mouvements, qui ont transporté Antigone jusqu’à l’héroïsme, ont cessé ; ses sentiments persistent, mais l’ardeur de l’action et de la lutte s’est éteinte, et elle se voit en face d’une mort affreuse dans la solitude et les ténèbres d’une sépulture anticipée : la nature reprend sur elle ses droits, elle se plaint, et ses plaintes sont d’autant plus touchantes qu’elle se sent délaissée, qu’elle entend nier jusqu’à la légitimité de son inutile sacrifice. Qu’y a-t-il de plus pathétique que cet abandon, et ce doute de faibles consciences en face des cruelles conséquences du dévouement ? Et enfin, que signifie donc en soi-même ce blâme prononcé un instant par le chœur ? N’est-ce pas tout simplement le contraste naturel entre la prudence vulgaire de la foule et la sublime folie de l’héroïsme. Antigone est une martyre de la religion de la famille ; sa folie, dans un ordre inférieur, est analogue à la folie de la croix ; c’est au moins un pieux enthousiasme qui n’admet aucune considération étrangère, ni la crainte de la force, ni le respect