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jetés à pleines mains dans les espaces.

L’amour est une soupe enchantée dont un être seul peut boire le breuvage divin sans ternir le bord où il applique ses lèvres.

Johanne de Castelnay avait aimé ; elle avait été aimée surtout.

Mais ses amours successifs allaient, devant la passion, le grand amour, l’amour par excellence, qui venait de naître en son âme, s’écrouler comme des chalets de plage sous la poussée d’une gigantesque vague envahissante.

Giovanni parut, elle aima.

Cette fois, la flèche de l’amour, ne fit pas qu’effleurer son cœur, elle infligea une blessure mortelle.

Et Johanne aima avec d’autant plus de force, que ce jeune homme se présentait pour la première fois à ses yeux, avec le nimbe fascinateur d’un héros mystérieux.

Quel était ce bel inconnu si bizarrement accoutré ?

D’où venait ce soldat, ce bohémien, cet aventurier, qui ne foulait pour la première fois le sol de la Nouvelle-France que pour l’arracher elle, à une mort certaine et lamentable.

Cet homme ne pouvait passer inaperçu dans sa vie.

Il allait y jouer un rôle que, dans son pressentiment merveilleux de femme sensible, elle redoutait avec effroi, avec d’autant plus d’épouvante que son cœur lui criait qu’elle l’aimait déjà cet inconnu, et qu’elle l’aimerait comme une folle.

Et plutôt que de laisser s’accomplir sa destinée, plutôt que d’attendre les événements et subir sa fortune, elle allait, nature ardente et passionnée, se jeter, les yeux bandés et tête baissée, dans la gueule de ce lion rugissant et redoutable qu’est l’amour indompté.


III

AU CHEVET

Giovanni était couché dans un lit dont les quatre colonnades à tresses soutenaient un baldaquin de damas garance.

À quelques pieds du lit, appliquée contre le mur, était une console de bois d’olivier supportant un buste en bronze Louis XIV. Sur la tablette de marbre onyx de la cheminée, dont le chambranle représentait deux nymphes se donnant la main au-dessus du foyer, un chandelier en argent ciselé — un mousquetaire de Louis XIII — jetait une douce clarté dans la pièce.

Giovanni n’avait pas encore repris connaissance. Sa belle et mâle figure d’une blancheur cadavérique faisait un contraste frappant avec les boucles noires qui se déroulaient sur l’oreiller bordé de dentelle fine.

Le crâne, par où le sang avait coulé rapide, était ceint d’un bandeau en toile qui avait remplacé l’écharpe de soie crème de Johanne.

Le silence de la chambre n’était interrompu que par le tic tac grave d’une pendule en bronze repoussé, qui représentait le géant Atlas supportant la terre sur ses épaules.

Mais voici qu’une main fine et blanche comme une aile de colombe entr’ouvre doucement la porte de la chambre, et Johanne, tremblante d’émotion, se glisse comme un rayon de soleil par la porte entre-bâillée.

Ses mules de satin piqué étouffent ses pas.

Elle s’arrête devant le lit.

Et là, comme en présence d’un dieu d’amour, elle contemple, les mains jointes, celui qui spontanément, aveuglément, avait couru au-devant de la mort pour la sauver, elle, pour ne pas laisser faucher dans tout l’éclat de son printemps et de sa beauté, cette fleur qui enivrait de son parfum troublant.

Johanne vivait encore, mais on lui avait pris son cœur.

Elle ne s’appartenait plus.

Au moment même où Giovanni roula blessé sur le sol, Johanne cessa d’être la fière et indomptable enjôleuse qui avait promené le fer et le feu dans un si grand nombre d’âmes subjuguées.

L’amour faisait d’elle une esclave.

Pour être apparu, ceint de la triple auréole de l’inconnu, de la bravoure et de la beauté, Giovanni, inconscient de son triomphe, conquérait sans combat cette âme rebelle qui avait tant fait de victimes.

— Qui que tu sois, bel inconnu, je t’aime et t’aimerai toujours ! mur-