Page:Girard - L'Algonquine, 1910.djvu/24

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Et cependant, si ses grâces merveilleuses et ses paroles éloquentes et téméraires avaient éveillé l’admiration de l’ennemi, l’audace même de ce langage avait fait gronder dans leurs cœurs une rage violente.

C’est en vain que certains d’entre eux, gagnés par la tendresse de son âge et par la beauté de son corps, parlèrent de lui donner la vie.

Bec-de-Vautour lui-même ne put, en dépit de toute son autorité et de toutes les ressources de son éloquence, sauver sa charmante prisonnière.

La fille de Jérôme Tessouehat, chef algonquin, a insulté publiquement la tribu des Anniehronnons.

Elle doit mourir…

Mais elle ne mourra que dans la bourgade du vainqueur.

Toute la tribu doit assister aux tortures d’Oroboa, la dernière survivante du fameux Jérôme Tessouehat, le redoutable chef algonquin qui fit périr tant de guerriers iroquois.


V

OROBOA S’ENFUIT

Il faisait une nuit noire.

Le vent se lamentait dans les branches sans feuilles.

Tout autour du feu qui jetait des lueurs rouges sur la neige crevée çà et là de taches brunes, aux endroits où elle avait fondu, les Indiens dormaient enveloppés dans des peaux d’ours, de castors ou d’orignaux.

Seule Oroboa veillait.

Elle était liée par les deux pieds et par les deux mains à quatre pieux fichés en terre et disposés en croix de saint André.

La fille du chef Algonquin était brave ; elle ne craignait pas les tourments qui l’attendaient.

Mais elle était bien jeune pour mourir.

Et quand ne serait-ce que pour exciter la rage des assassins de son père, quand ne serait-ce que pour leur montrer qu’une squaw algonquine a triomphé de tant de guerriers iroquois, pourquoi ne tenterait-elle pas de mettre son projet à exécution ?

Après tout que risquait-elle, en échouant : la mort ? Elle y était vouée d’avance. Les supplices ? Elle savait que si on la surprenait dans son évasion, ces supplices ne pourraient être plus affreux que ceux auxquels on la réservait.

Quand Oroboa fut à peu près certaine que le camp entier était plongé dans le sommeil, elle fit un mouvement. Le vent seul répondit.

Alors elle s’enhardit.

Une lueur d’espérance se glissa dans son cœur quand elle s’aperçut que les liens de l’un de ses bras, ne la pressaient pas trop. Elle fit tant et si bien qu’elle mit ce bras en liberté.

Au comble de la joie, l’Indienne voit déjà la splendeur de la délivrance briller comme un météore dans les ténèbres.

Et cependant, elle était encore prisonnière, et surtout, elle n’avait pas encore franchi cette enceinte du camp endormi. Mais il faut si peu au prisonnier, pour changer la morne tristesse de son âme en une joie exubérante.

Prudente, comme tous les gens de sa race, Oroboa, après avoir dégagé son bras, ne fait pas un mouvement. Elle attend.

Quelque Iroquois qui aurait feint lui aussi le sommeil, ou qui se serait réveillé par hasard, l’aura peut-être surprise au moment où elle se dégageait.

Pas un être ne bouge.

Avec une hâte fébrile, alors, la jeune Algonquine emploie ses dents et son bras libre pour détacher les courroies en peau de daim qui captivent le reste de son corps.

Encore une jambe à délier, et elle sera libre !

C’est fait…

Oroboa bien qu’elle se sente des ailes aux pieds, marche en rampant ramassée sur elle-même. Vingt fois en passant par-dessus ces grandes masses noires, plongées dans le sommeil et qui, à la lueur mourante du feu, ont pris dans le repos, les formes les plus fantastiques, elle court le danger de jeter l’alarme dans le camp endormi.

Un vieil Algonquin, le torse nu, brûlé en mains endroits, les coudes transpercés de bois pointus, les ongles arrachés, ouvre la bouche, pour parler à Oroboa. Mais celle-ci lui applique gentiment la main sur les lèvres. Le vieillard a compris.

Il étend les deux bras en avant, comme pour bénir la fuite de la fille de son ancien chef.