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Mais voici que dans le bourdonnement de la nature au réveil, une chanson mâle monte à sa fenêtre :

Courez, joyeux cortège,
Raquettes agiles, traîneau léger,
Courez, joyeux cortège
Sur l’éclatante neige,
Laissez-vous emporter
Gai !
Ah ! qu’avez-vous la belle ?
Longai ?
Ah ! qu’avez-vous la belle ?
Qu’avez-vous à tant pleurer
Maluron,
Lurette,
Qu’avez-vous à tant pleurer
Maluron
Luré ?

La suite de ce chant rustique se perdit dans le lointain. Alors Giovanni, qui n’avait jamais connu les douces émotions du cœur qui frissonne sous le regard de l’amante, Giovanni le paria du destin, laissa librement couler ses larmes.

Pleure, jeune homme, pleure, toi qui ne te rappelle que comme une vision insaisissable les seules affections chaudes, sincères qui aient réchauffé ton pauvre cœur endolori. À ta nature exubérante qui ne demandait qu’à aimer ont répondu seules les caresses vagabondes et capricieuses de ta vie errante. Ton âme soupire après l’affection pure et charmeresse qui met un baume sur toutes les plaies et auréole d’un bonheur éternel !…

Soudain Giovanni tressaillit.

Son sang afflua vers son cœur oppressé qui battit à lui rompre la poitrine.

Sa tête tourna comme sous l’effet du vertige…

Il venait d’apercevoir à l’extrémité du jardin, appuyée à la margelle du puits, Oroboa, si belle avec ses grands yeux doux, ses longues tresses d’ébène, sa taille voluptueuse, et son costume pittoresque. Ses moindres mouvements avaient la grâce d’un jeune faon.

Elle ne se savait pas observée, et ses yeux fixés dans le vague semblaient en contemplation devant un spectacle invisible.

À quoi rêvait-elle, la délicieuse petite Indienne ?

À sa famille, à ses bois, à son ancienne vie nomade. Voici qu’un sourire mélancolique erre sur ses lèvres entr’ouvertes qui laissent voir des dents mignonnes d’une blancheur éclatante.

Ah ! l’amour seul peut faire rêver et sourire ainsi une femme à cet âge où son âme s’épanouit comme un suave bouton de rose sous les baisers et les caresses du printemps.

Accoudée à la margelle du puits, elle s’attarde au souvenir de la mâle et belle figure de l’inconnu qui, depuis un mois, habite sous le toit du baron de Castelnay.

Elle se rappela la mort des siens, sa capture, son évasion, son odyssée à travers la forêt vierge, ce moment terrible, où, terrassée par la faim, les fatigues, les misères de toutes sortes, elle s’écroula sur le squelette, croyant, dans son esprit malade, que c’était la mort qui lui ouvrait tout grands ses bras et l’y attirait avec une force irrésistible. Puis elle reprenait ses sens et désarmait le squelette, poursuivait l’œuvre de la mort, achevait de creuser le tronc d’arbre pour en faire une pirogue, et munie d’un aviron rudimentaire, lançait cette embarcation dans la petite rivière et atteignait le fleuve-roi. Sans même attendre le lever du jour, elle faisait glisser sa pirogue sur les flots noirs du Saint-Laurent, traversés d’une raie d’argent.

Et, dans la solennelle quiétude de la nuit, nymphe indienne vêtue de peaux de bêtes, sa longue chevelure noire flottante sur ses épaules comme une chape de deuil, elle allait, seule, être fantastique, dans les ténèbres, vers la mort ou la liberté.

Enfin, un soir, à l’heure où les cloches saintes égrenaient dans les airs les notes mélodieuses de l’angélus, elle poussait sa pirogue sur les rives de Québec.

À ce moment précis, une jeune fille et un homme revenaient à terre d’une promenade sur le fleuve. Cette jeune fille, c’était Johanne de Castelnay, cet homme, c’était le père de Johanne.

Le bizarre accoutrement et la fantastique embarcation de l’Indienne, autant que la beauté merveilleuse de l’enfant des bois frappèrent d’étonnement Johanne et le baron de Castelnay.

Celui-ci fit parler l’Algonquine.

Il fut ému de pitié au récit de ses infortunes.

Elle lui plut.

Il l’adopta.