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naisse au moins le nom de celui qui m’a sauvée de la mort ?

Giovanni ne s’était ouvert à personne de ses antécédents et de sa vie aventureuse. Il n’avait même pas donné son nom de Giovanni.

Les heureux sont généralement expansifs, mais non les malheureux.

Le jeune homme fut donc quelques secondes sans répondre, puis une rougeur au front et les yeux humides, il dit :

— Mon nom, mademoiselle, je n’en ai pas, ou plutôt oui, je m’appelle Giovanni.

— Giovanni, répéta Johanne, quel beau nom !…

— Un nom qui n’est pas le mien, reprit-il avec mélancolie. Mon père, ma mère, je ne me les rappelle que comme deux bons génies qui ont dirigé vers la voie de la vertu mes premières années. Après les jours ensoleillés, la nuit se fait. Ceux qui furent si bons pour moi vivent-ils encore ? Je demeurais dans une belle maison aux lambris dorés. Soudain, je ne l’oublierai jamais, dans la ville de Paris, au sein d’une émeute, un bandit m’arrache des bras de mon père, me transporte dans un affreux quartier où je vis longtemps, longtemps. Puis, je bats le pavé, je mendie, je vis comme je peux, au jour le jour. Enfin, je parcours les champs de bataille de l’Europe, je suis blessé plusieurs fois. Je reviens à Paris, je me bats en duel à propos d’une affaire d’honneur, et pour échapper à la justice injuste je m’enfuis dans la Nouvelle-France.

Voilà toute mon histoire, mademoiselle, j’ai été malheureux. Chaque fois que je voyais un enfant dans les bras de son père ou de sa mère, je pleurais.

L’esprit de la femme est toujours frappé par ce qui sort du commun, de la banalité de la vie. Quand Johanne apprit que Giovanni avait été malheureux, que les renseignements laconiques qu’il lui avait fournis sur sa jeunesse cachaient tout un roman, elle fut attirée davantage vers lui.

— Et, pourquoi, demanda-t-elle, vous êtes-vous enfui dans ce pays sauvage plutôt que dans un autre ?

— Le sais-je moi-même, répondit-il. Je me suis senti attiré avec une force irrésistible dans cette Nouvelle-France de patriotisme et de religion. Il me semble qu’en venant ici, je me suis soumis à une destinée que je ne m’explique pas, mais que je subis.

— Et maintenant, qu’allez-vous faire ?

— Je l’ignore, mais peu m’importe. L’homme, dont le cœur est bon et le bras ferme, peut toujours être utile à son Dieu et à sa patrie, que ce soit en France ou dans les colonies lointaines de ce pays.

— En attendant que vous soyez tout à fait remis de votre blessure, mon père et moi espérons que vous nous ferez l’honneur et le plaisir d’accepter notre hospitalité toute modeste qu’elle soit.

— Je suis touché de votre offre généreuse, repartit vivement Giovanni, mais mademoiselle, je regrette de ne pouvoir accepter.

Johanne pâlit et fronça les sourcils.

— Je suis complètement guéri, continua Giovanni. Ma présence sous ce toit hospitalier n’a donc plus sa raison d’être. C’est ce que je voulais dire à monsieur votre père, quand vous m’avez appris qu’il était au château.

Giovanni parlait d’un air résolu. En l’entendant, Johanne se dit qu’il lui serait impossible de le faire revenir sur sa décision.

Et elle qui n’avait jamais souffert la contradiction, elle qui avait broyé toute résistance de sa main de fer gantée de velours, elle courba la tête pour la première fois de sa vie.

Elle aimait.

— Non, non, supplia-t-elle, d’une voix caressante et avec un regard magnétique, restez encore quelques jours, je vous prie.

Me refuserez-vous cette faveur ?

Johanne savait que Giovanni, une fois parti, échapperait à l’enjôlement de ses charmes, et qu’elle le perdrait pour toujours.

C’est ce qu’elle voulait éviter à tout prix.

— Enfin, mademoiselle, répliqua Giovanni, avec une certaine impatience aussitôt réprimée, vous savez aussi bien que moi que je ne puis demeurer ici plus longtemps. À quel titre ?

— À quel titre ?… murmura Johanne dans un écho, de sa voix en-