Page:Girard - L'Algonquine, 1910.djvu/37

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heureux découvre sa pensée à l’infortunée qui guette le moindre de ses mouvements, trop loin pour entendre les propos enflammés.

Les amoureux, dit-on, sont tous fous. Que ce soit vrai ou non, Giovanni commit, ce soir-là, une folie, ou du moins une imprudence qui devait être cause de malheurs irréparables.

Laissant tomber son chapeau à ses pieds, il prit avec transport les mains de l’Algonquine dans les siennes.

— Oroboa, m’aimez-vous, demanda-t-il ?

À ce moment, Johanne de Castelnay, cédant à un mouvement de colère qu’elle ne pouvait maîtriser, s’était démasquée.

Elle apparut dans l’encadrement lumineux de la fenêtre comme une blonde déesse superbe de courroux et de haine.

Si ses mains eussent été chargées de foudres, elle les eût lancées avec le délire de la vengeance sur la tête des amants.

Oroboa allait répondre quand, levant les yeux, elle aperçut Johanne.

La jeune Indienne poussa un cri d’effroi.

Un instant, fascinée comme l’oiselet sous le regard magnétique de l’aigle, elle demeura immobile les yeux rivés sur ceux de Johanne.

Enfin, faisant un effort pour échapper à ce magnétisme, elle se sauva dans la direction de la maison.

Au comble de l’étonnement, Giovanni se retourna pour suivre Oroboa.

Elle avait disparu.

Toutes les fenêtres étaient plongées dans l’obscurité.

La fille du baron de Castelnay s’était vivement jetée derrière les rideaux de velours.

Pour rien au monde elle n’eût voulu être surprise à espionner celui qu’elle chérissait plus que son âme.

Giovanni, se méprenant sur la manière d’agir de l’Algonquine, s’accouda à la margelle du puits, à l’endroit même où elle s’était appuyée pensivement, le matin qu’il l’avait découverte de sa fenêtre fleurie.

Et, regardant distraitement l’image de la lune argentée dans l’eau calme et noire du puits, il se demanda s’il ne quitterait pas sur-le-champ ces lieux où il n’était venu que pour ajouter une souffrance de plus à sa vie qui n’avait été qu’une amère déception.

Cependant, derrière le rideau que venait de laisser retomber la main tremblante de Johanne de Castelnay, il y avait un déchaînement d’une âme humaine en fureur, plus sinistre à voir que le coup de vent qui balaie tout sur son passage.

Johanne, les yeux secs et chargés de colère, les narines dilatées et frémissantes, les lèvres pâles, lance violemment par terre un sèvres que lui avait envoyé quinze jours auparavant Pierre de la Ferté, lieutenant dans le régiment de Carignan, qui poursuivait Johanne de sa flamme.

La porcelaine, en se rompant sur le tapis à fond chamois parsemé de gerbes d’héliotropes, rend un son plaintif. C’était le cœur du pauvre de la Ferté qui se broyait. Et il y avait comme des gouttes de sang sur les feuilles brisées des roses peintes sur le vase.

Cette bourrasque passée, les nerfs de la jeune fille se détendent et elle s’écroule en travers de son lit. Comme les nuages gris d’un ciel de tempête, ses yeux laissent couler des torrents de larmes.

Ses bras se tordent de désespoir et ses épaules sont secouées de spasmes de douleur. Son opulente chevelure s’est défaite, et l’on dirait que sa figure enfoncée dans les couvertures du lit est recouverte d’une chatoyante écharpe d’or fin.

Que va-t-elle devenir ?

Hélas ! comme elle paie cher tout ce qu’elle a fait souffrir à ses rivales !

Les souffrances de l’amour, ne sont pas des souffrances, c’est un enfer.

Est-il donc possible qu’une femme aime avec tant de passion, d’oubli d’elle-même, de folie ?

Par moments, un désir immense naît en elle d’aller se traîner, elle la superbe, aux pieds d’Oroboa, et de mendier de cette Indienne le penchant de Giovanni.

Va-t-elle laisser s’échapper cet amour après avoir tant fait pour le retenir ?

Non, jamais !…

Ah ! que n’avait-elle écouté ses appréhensions ?

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