Page:Girard - L'Algonquine, 1910.djvu/39

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— Lui aussi, se dit-elle. Mais qu’a-t-elle donc de si captivant. On dirait, ma foi, qu’elle les a ensorcelés.

Soudain, obéissant à son impétuosité naturelle, elle se leva en s’écriant :

— Mais vous l’aimez donc plus que votre propre fille cette misérable coureuse des bois, puisque entre nous deux, c’est elle que vous choisissez. Ne refusez-vous pas d’acquiescer à la prière de votre enfant pour plaire à une aventurière, à une squaw ?…

— Allons ! vous êtes folle, ma chérie, dit avec douceur M. de Castelnay. La colère vous égare. Vous savez bien que je vous aime plus que ma vie, et qu’il n’y a pas une femme en Europe, ni dans la Nouvelle-France, de comparable à vous.

Mais voyons, continua-t-il, en lui prenant la main et en l’attirant à lui, je fais appel à votre bon cœur et à votre esprit de justice. Vais-je commettre l’injustice et la cruauté de mettre à la porte cette malheureuse dont nous n’avons qu’à nous louer, et qui a si grandement souffert.

— La malheureuse a été plus que dédommagée de ses souffrances, repartit Johanne avec un sourire amer.

— Que voulez-vous dire ? demanda le baron. Voulez-vous parler de l’hospitalité que nous lui avons donnée ?

— Non pas, mais…

Cette fois encore, Johanne arrêta l’aveu sur ses lèvres.

— Mais ?… répéta M. de Castelnay en passant son bras autour de la taille souple de sa fille qu’il força gentiment à se rapprocher de lui.

Johanne s’agenouilla aux pieds de son père, et, dit en s’efforçant d’adoucir tout ce qu’il y avait de rancœur dans sa voix :

— L’homme qui a sauvé la vie de votre fille aime Oroboa.

Le baron de Castelnay fronça les sourcils.

— Comment le savez-vous ? interrogea-t-il.

— Je l’ai surpris ce soir même, qui, la main dans la main, parlait tendrement à l’Algonquine.

— Cet inconnu profiterait-il de mon hospitalité pour conter fleurette à Oroboa, dit le baron avec humeur.

Johanne ne savait mentir.

Elle avoua en toute franchise qu’elle ne croyait pas que le jeune homme eût jamais parlé à l’Algonquine, avant ce soir-là. Elle ajouta que, le matin même, il avait demandé à partir.

— Et c’est parce que l’inconnu aimerait Oroboa que vous voulez la chasser ? demanda M. de Castelnay, qui craignait de comprendre.

— Il y a une autre raison, mon père, répondit Johanne avec hésitation.

— Laquelle ?

— C’est que… j’aime Giovanni.

— Giovanni ? répéta le baron, quel est ce Giovanni ?

— Notre hôte, père.

— Qui vous a dit son nom ?

— Lui-même.

— Giovanni, c’est un nom de baptême, bien que la consonnance n’en soit pas bien française. Mais il doit avoir un nom de famille, ce jeune homme ?

— Je ne lui en connais pas.

— Alors, il ne vous a donné que son premier nom.

— C’est son premier et son dernier. Il n’en connaît pas d’autre.

— Mes félicitations, dit M. de Castelnay avec ironie, vous êtes bien renseignée sur le compte de votre chevalier errant. Il est vrai que vous en savez plus long que moi, puisque je ne savais même pas que ce jeune homme qui demeure avec nous depuis un mois s’appelait Giovanni.

— C’est insensé, ajouta-t-il d’une voix grave et comme instinctivement alarmé, de vous attacher à un homme dont vous ne connaissez aucun des antécédents, à un aventurier.

Johanne leva ses beaux grands yeux humides sur son père, et ouvrit les lèvres pour protester contre cette appréciation amère de son adoré.

M. de Castelnay ne lui en donna pas le temps.

— Bien que j’aie beaucoup d’estime et d’amitié pour ce jeune homme, depuis son séjour ici, nous ne savons toujours pas qui il est, ni d’où il vient. Je me défie un peu des héros de passage. Et…

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