Page:Girard - L'Algonquine, 1910.djvu/63

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Et ton père, mon fils, tu n’as pas une parole pour ton pauvre père ?

— Mon père ? répliqua Giovanni tout étonné. Que voulez-vous dire ? N’êtes-vous pas le comte d’Yville ?…

— Parfaitement, mais tu es le vicomte d’Yville, mon fils qu’on m’a volé, il y a vingt ans.

— Franchement, monsieur le comte, insista Giovanni, je ne comprends pas.

— Alors, mon enfant, tu vas comprendre.

Le jeune homme s’assit aux pieds d’Oroboa, dont il tint les petites mains pressées dans les siennes. Le comte d’Yville appuya sa tête blanche sur les genoux de son fils, et Daim-Léger, après avoir alimenté le feu de branchages trouvés à l’intérieur de la caverne, prit place sur les feuilles sèches en croisant ses jambes sous lui.

Au dehors, la tempête faisait rage.

Et, c’est interrompu par les éclats de la foudre qui se répercutaient dans la solitude, que le comte d’Yville raconta ce qui suit :

Le 5 août 1652, un enfant de cinq ans, plus beau que le jour avec ses grands yeux noirs qui brillaient dans l’ovale si pur de son frais visage encadré de soyeuses boucles de jais, était assis sur les genoux de son père qui n’avait alors que vingt-huit ans.

Cet enfant, c’était toi, et le père, moi.

Tu me demandais avec force caresses de te conduire au théâtre Tabarin. Faisant taire mes pressentiments, et cédant à tes sollicitations et à celles de ta mère, je te menai, bien à contre-cœur, il est vrai, au Pont-Neuf, où il y avait, ce jour-là, plus grande foule encore que d’habitude.

Nous allions revenir à la maison, quand il se fit une poussée au sein de la foule. Je te pris dans mes bras. À ce moment même, le carrosse de la duchesse d’Elbeuf traversait le pont. En un clin d’œil, cette voiture et d’autres furent mises en pièces et dévalisées par des malfaiteurs.

J’avais réussi presque à me dégager de l’étau humain dans lequel j’étais pressé, lorsque, autour de moi, tout tourna. Je m’affaissai. On venait de m’asséner un coup de bâton sur la tête.

Des figures sympathiques et anxieuses étaient penchées au-dessus de moi lorsque je repris connaissance.

On me bassinait les tempes d’eau froide, et l’on étanchait le sang qui sortait à flots d’une large blessure que je portais à la tête.

Mes premières paroles en rouvrant les yeux furent :

— Mon fils ? où est mon fils ?…

Les bonnes âmes se regardèrent avec consternation. On soupçonnait que les bandits de la Cour des Miracles venaient d’ajouter un nouveau crime à la liste déjà trop longue de leurs forfaits.

Personne ne put me répondre.

Alors, je voulus me lever. Je n’en eus pas la force ; mes jambes refusèrent de me porter.

Je me fis donc transporter à ma maison du quartier Saint-Germain, où, deux jours durant, je fus dans le délire, non pas tant à cause du coup que j’avais reçu, que de la douleur de t’avoir perdu.

Quand je pus me lever et que je fus assez fort pour marcher, je fouillai tout Paris sans succès.

Plusieurs fois, je me rendis à la Cour des Miracles, je ne pus y pénétrer.

Et, cependant, j’avais mille raisons de croire qu’on t’avait séquestré dans un des trous de ce repaire.

J’allai trouver le roi lui-même que je suppliai de m’aider. Il mit à ma disposition une petite troupe bien armée, et nous pénétrâmes enfin dans ce carrefour de damnés.

Hélas ! tes ravisseurs t’avaient bien caché, mon cher enfant, car en dépit de nos recherches les plus habiles, nous ne pûmes te retrouver.

Combien de temps te garda-t-on dans ces lieux sordides, je l’ignore ?

Ta mère infortunée ne survécut pas longtemps à son désespoir. Le soir même de ton rapt, elle s’alita. Chaque fois que je revenais seul auprès d’elle, c’était un nouveau poignard que j’enfonçais dans l’âme de celle qui t’aimait tant.