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s’arrêtaient d’elles-mêmes comme des locomotives sur une plaque, et soufflaient, attendant qu’elle tournât. J’attendais Farnsworth, celui que vous appelez Lunettes à cause de ses énormes prunelles, qui semble un Cyclope étonnant, un Cyclope à deux yeux, et qui a vu de ces immenses cercles mourir Leslie. J’attendais avec le chien du major qu’on ne laissait point ce jour-là faire la chasse aux obus, car on craignait des obus asphyxiants, et le major seul courait pour arriver premier aux blessés. Je vis passer l’avion de notre ami Thaw qui tous les jours va planer une minute à trois mille cent deux mètres au-dessus d’un village ennemi, point exact, hauteur exacte où pour la dernière fois fut aperçu son ami Morton, disparu, et comme si c’était là-haut à un mètre près qu’on dût le retrouver. On apportait des morts tués par les gaz. Des soldats avec crainte délaçaient le masque, par crainte de trouver un ami, — plus triste encore de découvrir un visage pour tous méconnaissable. J’aidais à les porter ensuite à l’ombre, à l’écart, près de ces renflements ou de ces creux de la terre qui semblent faits, par leur forme, pour tenir un corps étendu, et dites à l’Amérique que tous les tués de la septième brigade ont été ce jour-là enterrés dans le bon sens. Parfois le vent nous jetait au visage, comme une mitrailleuse, des gouttes dures de pluie ; nous frissonnions, découverts par une fausse mort. Des Français passaient le visage nu, à côté de nos artilleurs masqués, et nous comprenions qu’ils étaient dans leur air, que nous nous battions près d’eux comme des scaphandriers près des génies