Page:Giraudoux - Provinciales.djvu/220

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tranches, faite pour être mangée en famille.

Chacune de ses phrases, l’agent voyer la retournait et l’appliquait à elle-même.

— Non, monsieur l’agent voyer. Je suis devenue femme lentement, sans m’en douter et sans y ajouter d’importance. Je suis née avec mes trente-deux dents ; mes cheveux roussis par les limbes étaient blond cendré au premier jour, et toutes mes photographies me ressemblent. Ma vie s’écoule comme un canal sans écluse et qui creusa sa propre pente. J’arriverai à la mort comme on arrive à la mer, naturellement, en descendant toujours. On m’étendra sur mon lit de jeune fille, et l’on nouera autour de mon menton le bandeau que l’amour ne mit jamais autour de mes yeux.

Autour d’eux, éternels, ne sachant plus s’ils étaient jeunes ou s’ils étaient vieux, s’étalaient la campagne et le dimanche. Leur vernis se collait à l’émail sur la rivière et les étangs, et l’on eût craint, à boire leur eau, d’attraper l’appendicite. Mille parfums nous accueillaient, évoquant chacun un souvenir précis, et qui donnaient, comme un stéréoscope, de la perspective à des regrets et à des joies que l’on croyait déteints et plats. Il