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RETOUR D’ALSACE

peut errer sans tomber aussitôt à droite, à gauche, ou dans les yeux. On peut ne pas la regarder tout à fait en face sans paraître faux. Elle s’appelle Müller, comme il convient, mais son prénom est parisien, Fabienne. Elle a les cheveux en bandeaux, sans nœud noir. À cause de son léger accent on devine d’ailleurs dans l’armoire sa vraie coiffure et son vrai prénom. Nous parlons de la guerre, pendant qu’elle nous fait elle-même une omelette, de quatre œufs seulement pour quatre, car elle nous donne à chacun ce qui nous revient, et rien de plus ; elle sait qu’il passera d’autres régiments, règle sa générosité comme une intendance et n’emploie pour chaque régiment que les œufs de l’avant-veille. Tout est à nous, mais à nous tous. Dans chacune de ses paroles, on voit ce sens de la guerre auquel on reconnaît l’Alsace : heureuse de nous voir, elle admet que nous sommes cette fois vainqueurs, mais elle a déjà l’appréhension d’après la guerre, et le pressentiment que, dans vingt ans, dans trente ans, les Prussiens pourront la reprendre. Elle songe à la seconde revanche ; elle nous conseille de nous préparer.

En attendant, elle m’offre pour la nuit un canapé, dans son salon. C’est un salon de Strasbourg, mais sur lequel s’éparpillent les souvenirs