Page:Giraudoux - Siegfried et le Limousin.djvu/114

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croyais jeunes les octogénaires qui m’entouraient. Puis je fus guéri, et le soir vint où j’eus la permission de partir pour Munich. C’était la nuit, et une veille de Fasching. Toutes les puissances maléfiques de la Bavière avaient pris à cette heure leurs formes les plus jeunes, mais toutes d’ailleurs, et dans la rue et à la redoute du Volkstheater où mon précepteur me dirigea d’office, louant à la porte des dominos, étaient masquées. Le bal commençait. Les loges des barons et des banquiers avaient baissé leur pont-levis jusqu’au parterre et favorisaient l’échange de corps à peu près nus, à peine agrémentés d’une épingle ou d’une ceinture qui permettaient de les reconnaître pour ceux d’une bayadère ou d’une dame de pique. De ma cage en peluche rouge, à peu près ivre d’ailleurs, moi pour qui les corps humains n’avaient guère été jusqu’ici que des os et des tendons, j’admirais leur souplesse, leurs bonds, leur peau. Aucun ne craquait, et si je fermais les yeux quand l’un d’eux passait près de moi, c’était un froissement incomparable. La matière humaine soudain devenait nouvelle, mais les visages étaient toujours masqués. J’imaginais moins que jamais une tête digne de ces corps, et la jeunesse au carrefour des sens. Incapable d’attendre le premier coup de minuit qui allait faire tomber les loups de toute tête non titrée et non marquée de la vérole, trop timide et trop éloigné du parterre pour arracher celui d’une femme, je me penchai, et tirai à moi, de la loge voisine, celui d’un grand jeune homme. Je vis alors, je vis, — et ce fut pour moi comme si en écorchant un lièvre je trouvais sous la peau un petit corps d’enfant, — un visage de dix-huit ans, des joues,