Page:Giraudoux - Siegfried et le Limousin.djvu/116

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Le mal de Kleist était aujourd’hui de cet ordre. Il offrait un long cou sans collier. Il avait sur l’épaule deux grains en croix : je le sentais désolé de ne pouvoir montrer son épaule. Au lieu de combattre ses tics, il les amplifiait ; il donnait carte blanche à tous ces petits sursauts mécaniques qui seuls peut-être pouvaient désormais lui rendre une famille et un passé. Toujours comme ces chiens perdus qui furent réputés toute leur vie méchants et dangereux et qui aujourd’hui vous pourlèchent, je le devinais disposé à montrer ses tendresses et ses pensées les plus secrètes, comme si c’était à une pensée secrète qu’il dût être un jour reconnu, ou à son opinion la plus sincère sur la neige et sur la pluie. Aussi, dès que le prince Heinrich fut arrivé et qu’il l’eut installé sur le sofa dont la pancarte fut ainsi cachée,

« Ici cesse la neige et s’apaise le vent :
« Du repos je suis le divan…


Kleist rejeta manuel, grammaire, et se refusa à parler d’autre chose que de l’âme de la guerre, de l’Europe, secouant ces mots autour de lui comme un cheval, dans la forêt profonde ou dans la nuit qu’il prend pour la forêt, ses grelots.

Un malade n’attend que le mot le plus voisin de son mal pour y revenir… Comme j’avais prononcé le mot « allemand » :

— Monsieur Chapdelaine, demanda Kleist, que pensez-vous de l’Allemagne au Canada ?

J’acceptai un débat qui allait me permettre de voir où en était Kleist avec l’Allemagne, de voir si j’avais quelque chance de le regagner en l’amenant à choisir peu à peu entre les habitudes et les passions des deux