Page:Giraudoux - Siegfried et le Limousin.djvu/186

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cardiaque. Puis c’était le soir. De la presqu’île voisine arrivait le premier rayon bleu d’un phare, et de Scandinavie d’immenses lueurs blanches. Débarrassées des queues écailleuses qu’elles avaient adoptées pour les cartes postales du couchant, les douze naïades enfin tranquilles s’habillaient pour la nuit, et le docteur Wolff, dédaigneux de ce qui n’a pas de cœur, la mer, la lune, tendait vers nos conversations une oreille incurvée en stéthoscope, la main satisfaite sur le ventre d’un chien sale comme sur un bon moteur.

Depuis que Geneviève était avec nous, la belle Eva, qui avait pourtant appris chez les diaconesses de Spandau quelles quinze attitudes il convient à une jeune Allemande noble d’observer vis-à-vis des quinze principales nations, semblait prise de gêne envers la nature. Alors que Geneviève vivait à l’aise dans ce paysage pourtant nouveau et parmi ces gens dont elle ignorait la langue, en face de chaque émotion et de chaque être vivant faisait toujours le poids, comme un boxeur, — pour arriver à un accord avec le moindre épicéa ou hanneton de mer, Eva se voyait dans la nécessité de changer complètement d’âme, sinon de costume. Elle était toujours, dans le décor de Kleist, à la place où elle devait être, mais à la manière des naïades, par l’effet d’un déguisement. Elle essayait de soustraire ce paysage et cette mer à la simplicité dont l’inondait Geneviève en faisant lever dès le café au lait d’immenses fantômes, en indiquant sur la mer le chemin par lequel Sigurd était venu, en nous conduisant à la source auprès de laquelle, dans les hêtres, on sacrifiait les prisonniers à Hertha, en essayant de nous envelopper les jours de brume de